Richard Wilson (Penegoes, 1714-Colomendy, 1782),
Kew Gardens : la pagode et le pont, 1762
Huile sur toile, 47,6 x 73 cm, Yale Center for British Art, Paul Mellon Collection
Si la mort de Frans Brüggen, le 13 août dernier, n'a pas réellement constitué une surprise, tant le déclin de son état de santé était de notoriété publique, celle, le 24 septembre 2014, de Christopher Hogwood a pris une grande partie du monde musical de court, à l'exception, peut-être, de quelques personnes bien informées qui savaient qu'il souffrait, depuis des mois, d'une tumeur cérébrale qui a fini par l'emporter. Les hommages plutôt quelconques qui lui ont été rendus par les médias français, France Musique en tête de cet indigent cortège, illustrent tristement les rapports pour le moins distants qui existaient et perdurent largement aujourd'hui entre ce musicien et l'establishment musical hexagonal ; ailleurs en Europe et aux États-Unis, on a célébré sa mémoire avec plus de dignité et de clairvoyance.
Parfois sans le savoir, nous avons, vous avez tous écouté un enregistrement dirigé par Christopher Hogwood, certains d'entre eux ayant connu un tel succès qu'il ferait pâlir d'envie les plus gros vendeurs d'aujourd'hui ; sa lecture des Stabat mater de Vivaldi (1976) et de Pergolesi (1988), réalisés tous deux avec un compagnon musical de la première heure, le contre-ténor James Bowman, qu'était venu rejoindre, pour le second, sa soprano d'élection, Emma Kirkby, ont été longtemps considérés comme des références et très largement diffusés, permettant à au moins une génération de mélomanes – celle à laquelle appartient votre serviteur – de découvrir ces œuvres selon des critères stylistiques plus plausibles que ceux qui avaient cours auparavant. Si on ne l'a pas vécu directement au moment où il se produisait, il me semble qu'on imagine mal le choc que pouvaient provoquer ces cordes en boyau jouées sans vibrato, ces trompettes et cors sans pistons, ces voix très droites, et les violentes réactions de rejet qu'une telle esthétique pouvait provoquer tant elle prenait les traditions établies à rebrousse-poil. En 1973, alors que Christopher Hogwood, qui tenait le continuo au sein de The Academy of St Martin in the Fields dont il conseillait le chef, Neville Marriner, du point de vue musicologique, fondait The Academy of Ancient Music et livrait comme un manifeste, dès septembre, les Eight Overtures de Thomas Arne aux micros de L'Oiseau-Lyre, une filiale de Decca, à Cologne, un jeune violoniste de vingt-et-un ans nommé Reinhard Goebel donnait naissance à Musica Antiqua Köln ; Nikolaus Harnoncourt et Gustav Leonhardt avaient, eux, entamé depuis deux ans leur intégrale des cantates de Bach. Il y avait dans l'air comme un parfum de révolution et le message des « baroqueux » se faisait de plus en plus clairement entendre grâce à une arme d'une efficacité redoutable : le disque.
Christopher Hogwood, dont on a, du moins en France, souvent donné une image de tiédeur distillant un ennui distingué, était plus aventureux que ce que sa parfaite bonne éducation pouvait laisser supposer, un trait de caractère largement rappelé depuis l'annonce de sa mort. Son parcours au sein de l'ensemble médiéval The Early Music Consort of London aux côtés, ou plutôt à l'ombre de David Munrow lui avait donné le goût des paris et des expérimentations. Ses interprétations de la musique des XVIIe et XVIIIe siècles faisaient hurler les tenants de la tradition ? Eh bien, il allait tranquillement pousser son pion encore plus loin. En 1978-1979, il enregistra deux disques de musique de chambre avec le violoniste Jaap Schröder. Le programme ? Schubert et Mendelssohn. Simultanément, les deux compères se lancèrent dans une folle entreprise : graver, sur instruments anciens, toutes les symphonies de Mozart. Malgré ses défauts de mise en place et son déficit de fini résultant d'une préparation parfois trop hâtive, cette intégrale au sens propre inouïe et quelque peu iconoclaste pour son époque, poussant le scrupule philologique jusqu'à proposer plusieurs versions de la même œuvre parce que le compositeur avait prévu cette possibilité (la Symphonie KV 550 ou sans clarinettes, par exemple) ou des pages d'attribution incertaine, fit date et établit définitivement The Academy of Ancient Music et son chef au nombre des musiciens avec lesquels il fallait compter, couronnant un processus déjà largement entamé à la faveur d'une version mémorable du Messie de Händel publiée en 1980 qui, alors que d'autres, comme celles de John Eliot Gardiner parue trois ans plus tard (lorsque Hogwood enregistrait la sienne, son cadet jouait encore sur instruments modernes), ont considérablement pâli, conserve toujours aujourd'hui une étonnante fraîcheur. Durant une quinzaine d'années, l'activité de l'Academy fut aussi soutenue sous les micros que sur la scène, rencontrant un succès qui ne se démentait pas et permit à Christopher Hogwood de poursuivre son exploration de répertoires où il fut généralement le premier à poser le pied en utilisant des instruments anciens ; l'exemple le plus frappant est celui de Beethoven, dont il entreprit l'enregistrement des symphonies dès 1983 avant de graver l'intégrale des concertos pour piano, avec Steven Lubin au pianoforte, en 1987. Au début des années 1990, deux vastes projets débutèrent simultanément, une intégrale des symphonies de Haydn et une des concertos pour piano de Mozart avec, cette fois-ci, Robert Levin en soliste. Mais le vent commença imperceptiblement à tourner ; Peter Wadland, le soutien de toujours, mourut en 1992, année où l'Academy grava ce qui reste une des plus belles versions de Dido & Æneas de Purcell, l'industrie discographique entama sa plongée dans la crise dont elle n'est toujours pas sortie. Le temps n'était plus aux vastes et coûteuses entreprises et ces deux monuments demeurèrent inachevés – cinq volumes pour Mozart, dix de trois disques pour Haydn, complétés par deux captations antérieures (1983-84) de Hob.I.94 et 96 ainsi que 100 et 104, sans compter une rareté, les Symphonies Hob.I.76 et 77 enregistrées en 1996 et publiées comme supplément au BBC music magazine de mai 2005 – Decca n'ayant pas alloué les moyens financiers nécessaires pour les mener à bien.
Symboliquement, le dixième et dernier coffret Haydn parut en 2000. Une nouvelle ère s'ouvrait et si les liens entre The Academy of Ancient Music et son fondateur demeuraient forts, c'est avec d'autres formations qu'il allait poursuivre son chemin comme, entre autres, l'Orchestre symphonique du Danemark à la tête duquel il allait réaliser une formidable intégrale des symphonies de Gade (Chandos), l'Orchestre philharmonique tchèque avec lequel il grava cinq disques Martinů, dont quatre documentant la totalité de l'œuvre pour violon et orchestre (Hyperion), ou l'Orchestre de chambre de Bâle qui lui permit de se pencher sur Stravinsky, Honegger, Malipiero, Britten, Tipett ou Casalla (Klassizistische Moderne, trois volumes, Arte Nova), mais aussi Bizet, Richard Strauss, Copland et Barber (Music for the theatre, deux volumes, Arte Nova). En septembre 2006, il confiait officiellement les destinées de son Academy à Richard Egarr, comme lui claviériste, tandis que son activité de chef invité, mais aussi d'enseignant, d'auteur et d'éditeur – on lui doit notamment une biographie de Händel, des essais sur la sonate en trio ou les séjours londoniens de Haydn, et il y travaillait encore récemment à l'édition des œuvres de Geminiani et de Carl Philipp Emanuel Bach – se poursuivait à un bon rythme. Ne devait-il pas diriger Elijah de Mendelssohn à la tête de la Handel & Haydn Society de Boston, un orchestre qu'il avait converti aux instruments anciens, en 2015 ?
Le clavicorde tient une place importante dans les derniers enregistrements de Christopher Hogwood comme s'il avait éprouvé le besoin de revenir à une expression plus décantée, plus intimiste. The secret Bach, The secret Händel et The secret Mozart offrent des preuves sans cesse renouvelées de l'affection du musicien pour cet instrument de la confidence, son retour vers le clavier sonnant comme un rappel de son identité. Au bout d'une carrière bien remplie, brillante, ayant tout mis en œuvre pour assurer la pérennité de l'ensemble qu'il avait fondé, Christopher Hogwood, dans son ultime disque soliste, prend pudiquement congé sur la Fantaisie en ré mineur de Mozart, nostalgique et passionnée, offrant un parfait résumé des deux lignes de force autour desquelles il avait construit sa vie.
Christopher Hogwood en quelques disques :
1. Joseph Haydn (1732-1809), Symphonie en ré mineur « Lamentatione » Hob. I.26 :
[II] Adagio
The Academy of Ancient Music
Christopher Hogwood, direction
2. Gaucelm Faidit (c.1150 ? - après 1202), Fortz chausa es
Nigel Rogers, ténor
Christopher Hogwood, harpe
The Early Music Consort of London
David Munrow, direction
3. Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788), Quatuor pour flûte, alto, violoncelle et clavier en sol majeur
Wq.95/H.539 :
[II] Adagio
Nicolas McGegan, flûte
Catherine Mackintosh, alto
Anthony Pleeth, violoncelle
Christopher Hogwood, pianoforte
4. Georg Friedrich Händel (1685-1759), Messiah : « Behold, a Virgin shall conceive » — « O thou that tellest good tidings to Zion »
Carolyn Watkinson, contralto
Choir of Christ Church Cathedral, Oxford
The Academy of Ancient Music
Christopher Hogwood, direction
5. Henry Purcell (1659-1695), Dido & Æneas, Z 626 : « Ah ! Belinda, I am prest with torment » (Acte I)
Catherine Bott, Dido
Emma Kirkby, Belinda
The Academy of Ancient Music
Christopher Hogwood, direction
6. Niels Wilhelm Gade (1817-1890), Symphonie n°6 en sol mineur op.32 :
[IV] Finale. Andante quasi allegretto – Allegro vivace e animato
Danish National Symphony Orchestra
Christopher Hogwood, direction
7. Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Fantaisie en ré mineur KV 397 (avec coda)
Christopher Hogwood, clavicorde
Crédits photographiques :
Godfrey MacDominic (Christopher Hogwood à la harpe) et Marco Borggreve