(Par Véronique Anger-de Friberg, présidente fondatrice du Forum Changer d’Ère, septembre 2014)
L’émergence des réseaux sociaux et d’un Internet des objets -cette infrastructure qui regroupe toute l’activité économique mondiale- sont en train de donner naissance à un nouveau modèle économique, à de nouvelles pratiques, à de nouvelles intelligences collectives et à de nouveaux modes de gouvernance. Nous sommes en train de vivre un changement de paradigme : le vieux monde (comprendre : le monde capitaliste) se meurt pour laisser la place à un nouveau modèle, les « Collaborative Commons[1] ».Cette nouvelle étape dans l’évolution de l’humanité va radicalement transformer le mode d’organisation de la civilisation au XXIèmesiècle, mais aussi notre vision du monde et « entraîner un changement de la conscience collective » annonce Jeremy Rifkin dans son dernier livre La nouvelle société du coût marginal zéro. Issus de la « IIIèmeRévolution industrielle[2] », ces Communaux Collaboratifs en français prennent toute leur dimension à l’ère de l’économie du partage, dans la « société du coût marginal zéro[3] ».Un internet des objets pour connecter tout et tout le monde à tout moment« L’Internet des objets se compose d’un internet des communications, d’un internet de l’énergie et d’un internet de la logistique qui fonctionnent ensemble dans un système unique, un réseau mondial intégré tout en permettant continuellement d’accroître l’efficacité énergétique et la productivité pour mobiliser les ressources, produire, distribuer les biens et services et recycler les déchets » explique l’économiste. « Chacun de ces trois Internet permet aux deux autres de fonctionner. Sans communication, impossible de gérer l’activité économique. Sans énergie, impossible de créer l’information ni d’alimenter le transport. Sans logistique, impossible de faire avancer l’activité économique(…)Pour alimenter en Big Data le système nerveux de l’humanité tout entière, on fixe déjà des milliards de capteurs sur les ressources naturelles, les chaînes de production, le réseau électrique, les réseaux logistiques, les bureaux, les magasins, les véhicules et même les êtres humains(…) On introduit l’Internet des objets dans tous les secteurs industriels et commerciaux(…) Vingt-quatre heures sur Vingt-quatre et sept jours sur sept, l’analyse du Big Data permet de recalibrer les stocks des chaînes d’approvisionnement et les processus de production et de distribution, et d’introduire de nouvelles pratiques capables d’accroître l’efficacité énergétique et la productivité sur toute la chaîne de valeur(…) Même à l’intérieur du corps, les médecins fixent ou implantent des capteurs qui surveillent certaines fonctions, comme le rythme cardiaque, le pouls, la température(…)Il concerne aussi les systèmes de sécurité(…) Il accroît considérablement la productivité sans compromettre les relations écologiques qui gouvernent la planète(…) A l’ère nouvelle, chacun de nous devient un nœud du système nerveux de la biosphère ».Favorisé par les nouvelles pratiques qu’offre le cyberespace, cette infrastructure est capable de connecter quartiers, villes, régions et continents dans un système nerveux mondial ouvert, distribué et collaboratif. L’internet des objets permet ainsi à des milliards d’internautes de se connecter à la communauté mondiale de « prosommateurs » (tous à la fois consommateurs et producteurs contributifs) pour échanger en P2P (de pair à pair, de personne à personne sans intermédiaire) sur les réseaux sociaux ou collaborer sur des projets. N’importe qui doit pouvoir, n’importe où et n’importe quand, y accéder et se servir du Big Data[4] pour créer de nouvelles applications qui lui permettront de gérer sa vie quotidienne à un coût marginal quasi nul[5].Un véritable « cerveau planétaire », comme l’annonçait le scientifique et prospectiviste Joël de Rosnay[6] en 1988, qui avait déjà l’intuition de cette Révolution à venir. Il développera à nouveau ce concept dans L’Homme symbiotique en 1995, alors que l’usage de la Toile[7]commence à se généraliser.L’ère du coût marginal zéroAvec l’irruption du numérique (de l’internet et des réseaux intelligents) notre société se retrouve propulsée dans l’ère du coût marginal quasi nul. Chacun d’entre nous a désormais le pouvoir de bouleverser les règles établies parce qu’il a la possibilité de remplacer les produits existants par des objets de substitution qu’il a lui-même créés ou améliorés, et de produire de nouveaux produits ou services. Il peut les céder ou les échanger à prix quasi nul puisque ses moyens de production et de diffusion ne coûtent rien ou presque. Tout cela est possible grâce à la culture du « faire soi-même », née des possibilités offertes par l’impression 3D[8], combinée avec l’internet des objets.Les interactions sociales engendrées par ces nouvelles façons de disposer de biens ou services sont plus importantes que le fait de posséder ces biens ou services. Dans le cyberespace, production et consommation s’organisent naturellement autour de l’usage et non de la propriété. « Pour l’instant, l’ancien monde domine encore » précise Rifkin, mais plus pour très longtemps. Avec les Millenium(la génération âgée de 18 ans en 2000) adeptes de l’économie du partage, les mentalités vont fatalement changer. Question de génération... Nés avec internet, habitués à échanger et à coopérer sur les réseaux sociaux, les Millenium sont naturellement plus ouverts à tout ce qui rompt avec un monde où la compétition laisse de plus en plus d’individus sur le carreau, en particulier les jeunes durement frappés par le chômage.Comme toutes les jeunes générations au même âge, ils rêvent d’un monde meilleur mais à la différence de leurs aînés, et pour la première fois dans l’humanité, eux disposent d’outils collaboratifs qui leur permettent de changer véritablement et en profondeur la société, ouvrent les champs des possibles et favorisent la créativité, la mutualisation des moyens et toutes les formes de coopération dans tous les domaines. Des outils, que cette jeunesse, qui se veut architecte d’une société plus respirable (dans tous les sens du terme), plus équitable, plus collaborative, plus solidaire, utilise déjà avec succès pour favoriser les logiques d’innovation technologique et sociale en développant l’entrepreneuriat fondé sur les échanges en P2P.Leurs aînés sont de plus en plus nombreux à comprendre l’intérêt de produire et partager à peu près tout sur cette planète pour presque rien. Aux quatre coins du monde, des millions de citoyens proposent et échangent de l’électricité « verte » qu’ils produisent eux-mêmes, des objets imprimés en 3D (du bijou fantaisie à la prothèse orthopédique en passant par du maquillage, des meubles, jusqu’à la construction d’autos et de maisons… en passant hélas par les armes), des livres, des musiques, des cours en ligne sur tous les sujets possibles, les fameux MOOCs[9], dont certains sont dispensés par les meilleurs profs de la planète. De plus en plus d’individus pratiquent le couchsurfing (louent ou prêtent occasionnellement leur canapé ou une chambre), le covoiturage, prêtent ou échangent jouets, outils, vêtements… et inventent même des monnaies alternatives. De là à imaginer la fin du capitalisme et une ère nouvelle où tout ne sera plus que partage et fraternité, il n’y avait qu’un pas. Un pas que l’auteur n’a pas encore tout à fait franchi… puisqu’il est le premier à reconnaître que le capitalisme continuera probablement à cohabiter avec un système où la valeur principale ne repose plus sur les relations de pouvoir et la propriété, mais sur le partage du pouvoir et des responsabilités et sur l’accès plutôt que la possession.L’empowerment pour contrer les maîtres des communaux de demainRifkin rappelle que le paradigme capitaliste a longtemps été considéré comme dans l’ordre naturel des choses. Il nous a été imposé comme le système le plus efficace pour organiser l’activité économique. Dans le nouveau monde, ce modèle est remis en question par un système de plus en plus ouvert et collaboratif, de plus en plus interconnecté. La plupart d’entre nous a déjà entendu parler des plateformes communautaires[10] qui permettent d’organiser vacances (Airbnb), déplacements (voitures avec chauffeur Uber, covoiturage avec BlaBlaCar…), de financer des projets (Babyloan, HelloAsso.com, KissKissBankBank, Ulule…) etc. sans passer sous les fourches caudines des acteurs traditionnels de ces marchés.Tous les secteurs sont concernés : des produits de consommation courante au secteur des transports en passant par le bâtiment, l’enseignement, la sécurité, la finance, le tourisme, les professions intellectuelles et même la santé. De quoi donner le vertige ! Et bientôt, ce sont les citoyens organisés en coopératives qui viendront à leur tour concurrencer les compagnies privées, annonce l’économiste : « Se rassembler dans des coopératives ouvertes, collaboratives et gérées démocratiquement pour produire et partager une énergie propre et verte est une perspective dynamisante. Elle incite une génération à s’unir sous l’étendard de la durabilité. A l’exigence du libre accès à la communication vient aujourd’hui s’ajouter la revendication d’une énergie verte et gratuite ».Le cyberespace libère l’imagination en donnant à chacun le pouvoir de se prendre en mains pour organiser la vie économique de façon totalement différente pour un coût marginal dans une société caractérisée non plus par la pénurie mais par l’abondance, proposant toujours plus de biens et services presque gratuits. « L’économie bascule de la valeur échangeable sur le marché à la valeur partageable sur les Communaux Collaboratifs » affirme Rifkin, tout en mettant en garde : « Le capitalisme tente d’étouffer les communaux en multipliant les obstacles, en brevetant tout du vivant à la manipulation des atomes ».Les communaux collaboratifs vaincront-ils ? Le défi de cette décennie consistera à préserver la neutralité du Web, c’est-à-dire « l’accès libre pour tous et la gestion collective, voulue par Tim Berners-Lee, l’inventeur du World Wide Web », rappelle l’économiste. Selon lui, de nos modes de gouvernance et de gestion du Big Data, dépendra notre avenir. Alors, comment contrer les assaults des géants du monde capitaliste et des nouveaux grands acteurs de l'Internet qui remettent en cause la neutralité du WWW et veulent contrôler le Big Data ? Les GAFAM, ces « entreprises-États » (cf : « De l’État-nation à l’entreprise-État ») qui investissent des milliards de dollars sur des marchés porteurs comme les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Intelligence artificielle et sciences Cognitives) et dans le Big Data justement. « Google investit la Recherche, Facebook le réseau social, eBay les enchères en ligne, Apple la livraison de contenus et Amazon la vente au détail » décrit Rifkin.Les GAFAM risquent, après avoir délogé les entreprises dominantes de l’ancien monde, de se retrouver en situation de monopole et, à leur tour, de tout faire pour essayer de conserver leur nouvelle place de dominant. La bataille ne fait que commencer et les prosommateurs vont devoir défendre la neutralité du WWW. Leur arme : l’« empowerment », le pouvoir des foules « qui donne ce sentiment de prise de pouvoir collective » explique Rifkin.La France, vaisseau amiral pour une société plus juste ?Alliés à l’Etat, garant de l’intérêt général, les individus organisés en associations ou coopératives seront-ils un contre-pouvoir suffisant pour parvenir à contrer les maîtres des communaux de demain, et faire en sorte qu’internet reste un communal ouvert ? Rien n’est encore joué et, pour l’auteur, cette crise multiple (économique, écologique, sociétale…) n’est rien moins que l’opportunité de repenser le genre humain.Sur le plateau de l’émission Les Rendez-vous du Futur du 24 septembre dernier (cf. encadré en fin d’article) devant 200 personnes triées sur le volet et particulièrement attentives, suite à une question du scientifique Joël de Rosnay[11] sur les structures mutualistes, fédéralistes et coopératives en France, Rifkin a assuré que notre pays possédait tous les atouts pour réussir à imposer les communaux collaboratifs. « Les dirigeants français sont sensibles à l’économie verte, mais il leur manque une vision d’ensemble », pourtant « la France peut être le vaisseau amiral pour une société plus juste ». Avec sa tradition de coopératives et d’associations, héritée des associations ouvrières clandestines du début du XIX° siècle, la France peut montrer la voie. Elle a « le devoir de construire les communaux collaboratifs » affirme Rifkin. « La Révolution commence ici ! Une Révolution pacifique pour une nouvelle ère ! ».Les coopératives, « un modèle négligé par les économistes » regrette l’économiste « alors que les entreprises coopératives sont présentes dans tous les secteurs d’activité ». En effet, on dénombre en France 2.200 Scop (les Sociétés COopératives et Participatives, anciennement appelées Sociétés Ouvrières de Production). Elles emploient plus de 44.000 salariés. Les coopératives (dont les Scop) rassemblent plus de 100 millions de personnes avec plus de 800 coopérateurs dans le monde. Rien qu’en France, 21.000 entreprises coopératives font travailler environ un million de salariés, et dans l'Union européenne ce sont 123 millions de coopérateurs et 160.000 coopératives qui emploient 5,4 millions de salariés (sources : Wikipédia et Le site Scop.Coop).Et pour que le super internet des objets en création ne soit pas détourné au profit d’entreprises en situation de monopole et soit un outil de démocratisation, « la France doit appeler à une alliance internationale des coopératives(…) La France et l’Allemagne elles doivent conjuguer leurs efforts pour faire advenir la troisième révolution énergétique » poursuit-il.
[1] Collaborative commons : terme traditionnel pour désigner les terres gérées collectivement, dont l’appropriation privée lors du « mouvement des enclosures » a donné le coup d’envoi de l’essor de l’économie de marché en Angleterre (note des traducteurs du dernier livre de J. Rifkin).[2] Jeremy Rifkin désigne ainsi une troisième Révolution industrielle et économique, rendue possible par le développement des Nouvelles technologies de l'information et de la communication.[3] Le coût marginal est quasi nul lorsque le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien ou d’un service ne coûte rien ou presque.[4] Ces « données massives » (en français) sont traitées et analysées en temps réel par diverses applications en vue d’une exploitation commerciale, scientifique, ou pour toute sorte de besoins dans l’intérêt général ou à des fins privées. La démultiplication des outils de collecte sur les individus et sur les objets permet d’amasser toujours plus de données (plus d’explications sur : Wikipédia).[5] Le coût marginal est quasi nul lorsque le coût de production d’une unité supplémentaire d’un bien ou d’un service ne coûte rien ou presque.[6]Le cerveau planétaire (Seuil, 1988) ete L’Homme symbiotique (Seuil, 1995). Les Collaborative Commons, ou Communaux Collaboratifs, désignent les pratiques collaboratives actuelles du cyberespace.[7]WWW ou World Wide Web.[8] L'impression 3D permet de produire un objet réel (en 3 dimensions). L’utilisateur dessine l'objet sur son écran avec un outil de CAO (Conception assistée par ordinateur) et l’imprime Le fichier est envoyé vers une imprimante 3D, qui l’imprime couche par couche avec un matériau spécifique (recyclé ou non). On peut acheter sa propre imprimante 3D (de 500 et 2000 euros pour une machine grand public) ou utiliser une machine professionnelle dans un FabLab (ou laboratoire de fabrication).[9] Massive Open Online Course : les cours en ligne ouverts et massifs (formation en ligne gratuite et ouverte à tous).[10] Sites permettant aux internautes de partager des centres d'intérêts commun.[11]Joël de Rosnay est docteur ès sciences, écrivain, scientifique, conseiller de la Présidente d’Universcience (Cité des Sciences & de l’Industrie et Palais de la Découverte) Claudie Haigneré, et Président exécutif de Biotics International. Il est, par ailleurs, l’un des Parrains du Forum Changer d’Ère[12]La nouvelle société du coût marginal zéro. L’internet des objets. L’émergence des communaux collaboratifs (LLL. Les Liens qui Libèrent. traduit de l'anglais par Paul et Françoise Chemla. 510 pages. 26 euros. Sortie en France le 24 septembre 2014).[13]Citation extraite de son célèbre ouvrage, Utopia[13]paru en 1516.[14] La France arrive en 4èmeplace, derrière le Royaume-Uni et l’Italie avec 345 millions de tonnes de CO2 (source : Eurostat, mai 2014).[15] Éds. LLL (Les Liens qui Libèrent, 2005). Préface de l’ancien Premier ministre, Michel Rocard.[16]Disparition de pans d'activité économique tout entiers simultanément à la création de nouvelles activités économiques.
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JEREMY RIFKIN ET LA NOUVELLE SOCIÉTÉ DU COÛT MARGINAL ZÉROJeremy Rifkin est un économiste américain et l’un des penseurs de la société les plus populaires de notre temps. Il préside The Foundation on Economics Trends (FOET, la fondation pour les tendances économiques). Son travail porte principalement sur l’impact des changements scientifiques et technologiques sur l’économie, le travail, la société et l’environnement. Influent sur les politiques publiques américaines et européennes, il conseille notamment l’Union européenne, L’Allemagne, et en France la Région Nord Pas-de-Calais.Auteur d’une vingtaine de best-sellers : La Fin du travail (préfacé par Michel Rocard. La Découverte, 1997), Le siècle Biotech (1998), Le rêve européen (Fayard, 2004), Vers une civilisation de l’empathie ou La IIIème Révolution industrielle (LLL. Les liens qui libèrent, 2011) il s’impose comme une figure clé de la prospective mondiale. Dans La IIIème révolution industrielle, il décrit les mutations en cours de l’économie et propose les bases d’une croissance durable tout au long du XXIe siècle. Rifkin démontre qu’après l’alliance de la vapeur et de l’imprimerie au XIXe siècle, et celle du moteur à explosion et de la télétransmission au XXe siècle, la troisième révolution industrielle basée sur la combinaison des énergies renouvelables et de la communication en réseaux dématérialisés a débuté. Sa biographie sur Wikipédia.Crédit photo : Wikipédia pour le portrait de Jeremy Rifkin.____________________________
LES RENDEZ-VOUS DU FUTURCe projet collaboratif lancé en 2010 par l’agence de communication Triple C et Le Cube, centre de création numérique, est parrainé par Joël de Rosnay. Animées par Éloi Choplin (directeur de Triple C) et Nils Aziosmanoff (président du Cube), épaulés par d’autres personnalités (Marie-Anne Mariot, Charles-Antoine Berthonneau, Cyrielle Flosi...), ces émissions sont filmées en public au Cube par l’équipe de la JD2 et diffusées en direct sur plusieurs sites Internet grâce aux moyens conjugués de JD2 et de 1R2tchat. Les rendez-vous du futur interrogent la société qui nous entoure à travers des dialogues avec des personnalités phares de notre époque. Toutes les émissions sont consultables et « podcastables » sur les sites du Cubeet des RV du Futur