Dont acte, l’écrivain n’est pas historien professionnel et à aucun moment, malgré ses précédents livres, la plupart éblouissants (Limonov, l’Adversaire, etc.), il n’a prétendu le contraire. Mais pour qu’il se jette à corps perdu dans un travail aussi fouillé sur les traces des premiers chrétiens, au cœur de l’Empire romain du Ier siècle, en revisitant, à sa manière, les textes de saint Paul et de saint Luc, il fallait que Carrère revienne sur sa propre histoire, dans les éclats de son intimité, une histoire si étrange et mal assumée qu’il l’avait quasi enfouie au fond de sa mémoire : au début des années 1990, il eut la foi, la révélation, avant de connaître ce qu’il appelle «une crise», à savoir une crise de foi. Oui, Emmanuel Carrère, lui, le magistral biographe de Philip K. Dick (Je suis vivant et vous êtes morts, Seuil, 1993), a été, durant trois ans, un catholique pratiquant, assidu aux écritures, surtout saint Jean, fidèle à la parole de l’Évangile, bref, «touché par la grâce et le Christ», croyant en tout, même à la résurrection, avant, peu à peu, de laisser la ferveur de côté, de retisser les liens de la raison, jusqu’à ce que l’Évangile en question ne redevienne à ses yeux que «lettre morte». Depuis, l’homme est probablement resté chrétien en re-devenant athée. Est-ce fondamental?
Je. Telle est la trame de ce récit fascinant et déroutant de 630 pages. Emmanuel Carrère a toujours eu l’habitude de se raconter et d’empoigner fermement son lecteur, de l’embarquer loin, parfois très loin des rives de sa propre conscience. Cette fois encore, il excelle dans le genre, malgré une écriture parfois trop minimaliste, voguant entre la Grèce, Rome et Jérusalem, racontant avec érudition Paul et Luc, usant et abusant d’une autodérision «moderne» et d’allers-retours avec notre époque empreints d’un humour qui peut surprendre et, quelquefois, irriter par son insouciance. Les érudits et les exégètes préféreront les travaux de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, ceux d’Henri Guillemin et de tant d’autres : ils auront bien raison. Carrère, c’est autre chose. C’est de la littérature rendue à la littérature, dans sa grandeur et ses essoufflements, tellement que l’usage de ce «je» si omniprésent serait pour beaucoup crispant et critiquable au plus haut point. La mise en scène de sa propre personne, pour ne pas dire sa mise en abîme, aurait quelque chose de mortifère pour la littérature elle-même, tandis que l’ambition serait réduite à une personne, moins à une œuvre. Carrère s’explique: «J’aime, quand on me raconte une histoire, savoir qui me la raconte.» D’où le «je», lancé comme injonction : l’écrivain doit toujours savoir d’où il parle pour écrire. Le Royaume débute ainsi par une sorte de confession ; il se poursuit par une enquête sur les origines du christianisme ; puis il se termine par la plus déchirante des interpellations, celle qui concerne la fidélité. Pas la fidélité à la foi ou aux origines, non, la fidélité en l’écriture. Que demander de plus à un écrivain de ce rang-là? [BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 26 septembre 2014.]