Les clés du compartiment

Publié le 27 septembre 2014 par Albrecht

Dans trois tableaux énigmatiques, Pierre Carrier-Belleuse a utilisé le même décor ferroviaire pour mettre en scène des rencontres bizarres, illustrant tantôt la petite histoire familiale, tantôt la grande…

Départ en voyage de noces

Pierre Carrier-Belleuse, vers 1915, Collection privée

Un wagon archaïque

Nous voici dans un wagon de première, capitonné, avec sa fenêtre arrondie et ses poignées en ruban : un  décor typique des années 1870  (voir Compagnes de voyage ), mais totalement archaïque sur les voies ferrées françaises de 1915.

La ligne de téléphone qu’on voit par la fenêtre prouve qu’il s’agit bien d’un wagon du passé, voyageant dans le temps présent.

Un couple séparé

Pour un départ en voyage de noces, étrange que le jeune couple ait pris place de part et d’autre de l’accoudoir capitonné.

A voir leurs regards amusés vers le  vieillard, et la femme qui commence à se déganter, on comprend vite la situation :  le jeune couple vient juste de monter dans le wagon et a  pris les dernières places libres. Le jeune homme pourra-t-il prendre celle du dormeur, pour regarder le paysage tout en enlaçant sa compagne ?

Un peintre décoré

Le dormeur, avec sa Légion d’Honneur à la boutonnière, n’est autre que Pierre Carrier-Belleuse à l’âge de 64 ans. Il avait été fait Chevalier en 1900, et Officier en 1913, ce qui l’autorisait à porter la Rosette.

Autoportrait humoristique du peintre roupillant, mais néanmoins en majesté.

Une composition nostalgique

Notons que le point de fuite se situe côté  jeune homme : Carrier-Belleuse se contemple de loin, depuis l’intérieur du wagon, à distance de son corps vieilli. Chapeau, cheveux noirs, ventre plat  contre crâne chauve, barbe blanche et bedaine, pardessus clair contre veste sombre, le jeune homme semble un concurrent du  vieillard : et le livre à peine entamé contraste avec le journal qu’il ne vaut plus la peine de parcourir.

Concurrent, ou alter-ego ? Au delà de la scène de genre plaisante, on sent une profondeur peut-être involontaire, une complicité nostalgique de part et d’autre de la jeune femme.

Et si le jeune couple était le rêve du dormeur, un souvenir de sa jeunesse, au temps des wagons capitonnés ?

Le  gêneur qu’il est devenu, près du terme de son voyage terrestre, encombre de sa présence assoupie  le départ de son propre voyage de noces.

Le vigile

Pierre Carrier-Belleuse, date inconnue, Collection privée



Des tableaux jumeaux

Nous ne connaissons pas la date précise de ce tableau, mais il est clair qu’il a été conçu en contrepoint du précédent.

Voici les éléments en  correspondance :


Lecture en pendant


L’accrochage horizontal rend évidentes certaines  symétries  : le jeune couple endormi fait écho au jeune couple éveillé, tandis qu’aux deux extrémités, sous la signature,  le vieux peintre assoupi forme couple avec  la vieille dame vigilante : très probablement un portrait de Mme Carrier-Belleuse en chaperon, aussi ironique que celui de son époux en barbon (le fait que ce tableau soit resté jusqu’à très récemment dans la famille accrédite cette hypothèse).

Cependant, il n’est pas évident que les deux tableaux aient été conçus pour être accrochés en pendant : car un certain inconfort visuel résulte de la position de la fenêtre, située côté droit dans les deux tableaux.

Lecture chronologique

L’accrochage vertical favorise une lecture plus intéressante, en deux actes.


Premier acte : le vieux peintre s’endort, en rêvant au jeune couple qu’il formait au temps jadis. Le journal et le livre font le lien entre ses deux avatars.

(entracte) Fermeture des rideaux, saut dans le passé, rajeunissement du dormeur, disparition du gêneur.

Second acte :  le peintre et sa femme aimante sont endormis, épaule contre épaule. Le chapeau-melon est posé sur la banquette de l’autre côté de la dormeuse, renforçant le geste de possession du bras. Tandis que les deux accessoires féminins, le bibi et le parapluie, introduisent une sorte d’affinité entre la dormeuse et la vigile.


Nous comprenons alors que le second tableau repose sur la même mécanique que le premier – celle d’un saut temporel – mais cette fois dans le futur : cette vieille qui vient de prendre place en position de gêneuse, à côté du couple réunifié,  représente le rêve – ou plutôt le cauchemar – des endormis : Madame Carrier-Belleuse  telle qu’elle deviendra, pincée comme son  parapluie fermée.

Tant qu’à faire des voyages dans le futur, le peintre s’autorise un saut de puce supplémentaire avec ce  voile noir qui  la figure en veuve putative : comme si déjà elle était en deuil de lui, du moins psychologiquement.  Et l’accoudoir en forme de serpent, qui la sépare de sa propre jeunesse, rajoute discrètement à ce portrait à charge : le peintre décoré semble décidément porter sur sa moitié un regard moins indulgent que sur lui-même.


Les mains de cette épouse tripliquée résument toute l’histoire :

  • à demi dégantées au départ du voyage de noces,
  • elles se trouvent nues, dans l’intimité du chapeau, pendant ce long sommeil à deux  que constitue le mariage ;
  • puis terminent regantées, à l’abri de tout contact charnel, tripotant un manche de bois.

Quarante ans plus tôt, Carrier-Belleuse avait commis un premier tableau ferroviaire, qui vaut moins par ses qualités picturales que par la petite devinette historique qu’il propose.


Dans le Wagon

Pierer Carrier-Belleuse, 1879, Collection particulière


Quatre lecteurs

Quatre hommes en noir sont répartis sur les deux banquettes : celui de gauche lorgne sur le journal de son voisin endormi ; le troisième regarde fixement devant lui ; seul le curé  est plongé  dans la lecture.

Quatre journaux

De gauche à droite :

  • Le Rappel : tendance radicale républicaine
  • Le Journal des Débats : journal de référence
  • titre illisible, commençant par L
  • Le Figaro, journal conservateur

L’année 1879

C’est celle du triomphe des partis républicains, avec l’élection de Jules Grévy à la présidence de la République, suite à la démission de Mac Mahon. Déjà, les élections de 1877 leur avaient donné une large majorité à la Chambre des Députés.


Compartiment France  : côté gauche

Et si l’accoudoir séparait, dans ce compartiment symbolique, les deux moitiés de la politique française ?

Nous aurions à gauche les  Républicains :

  • le lecteur du Rappel, oeillet rouge à la boutonnière, représenterait la gauche radicale ;
  • le lecteur du Journal des Débats, bleuet  à la boutonnière, représenterait le centre somnolent.

En 1879, les fleurs à la boutonnière n’avaient pas encore la signification précise qu’elles acquerront par la suite :

  • oeillet rouge : signe distinctif du boulangisme, puis de la Fête du Travail
  • bleuet de France : souvenir des Anciens Combattants, après la guerre de 1914.

Mais les couleurs rouge et bleu étaient clairement des symboles républicains, comme le montre cette affiche pour les élections de 1879.



Compartiment France  : côté droit

Le curé absorbé dans son Figaro représente la droite traditionaliste et cléricale.

Le dernier personnage est plus difficile à cerner : c’est le seul dont le journal est illisible, le seul qui regarde fixement devant lui, prenant appui sur sa canne, comme s’il venait d’apprendre une nouvelle perturbante.

L’homme à la Légion d’Honneur

Si le compartiment représente une allégorie de la Chambre de 1877, alors ce bourgeois portant moustache et bouc, plus une décoration impériale, doit représenter le Bonapartisme.

Reste à identifier son journal, dont la particularité est que la Une est entourée d’un liseré noir.


La Gaulois, 22 juin 1879

Le 21 juin 1879, la France apprenait avec stupéfaction la mort au combat du Prince Impérial, et avec lui la fin du courant bonapartiste.

Le journal, avec un titre court commençant par L, doit être un des autres organes bonapartistes,  Le Pays (de Cassagnac) ou L’Ordre de Paris  (de Rouher).

Ainsi, dans ce tableau de circonstance, le jeune Pierre a sans doute voulu marquer la page qui se tourne entre une époque et un autre sur une voie qui continue  :

  • entre l’Empire qui avait vu consacrer la célébrité de son père
  • et la Troisième République qui la confirmerait

(Albert Carrier-Belleuse fut fait chevalier de la Légion d’Honneur en 1867 puis Officier en 1885).