Note : 4/5
Il semblerait que les grands couturiers bénéficient d’un intérêt concurrent chez les cinéastes. Après Coco Chanel, c’est au tour d’Yves Saint Laurent de donner lieu à la sortie, à quelques mois d’intervalle, de deux films.
On a beaucoup épilogué sur la "légitimité" de l’un et l"interdiction" de l’autre, Pierre Bergé se posant encore en gardien d’un temple (financier) dont il faut préserver l’image. L’image : voilà bien ce qui fait le sujet de ce Saint Laurent, réalisé par Bertrand Bonello, déjà fin observateur des froissements d’étoffes dans L’Apollonide.
Pas question, ici, de déterminer lequel des deux films est le "meilleur" – d’autant plus que je n’ai pas vu le précédent. On se contentera de défendre l’ambition de ce Saint Laurent-ci qui, après tant de vains débats, convainc et séduit.
© 2014 MANDARIN CINEMA – EUROPACORP – ORANGE STUDIO – ARTE FRANCE CINEMA – SCOPE PICTURES : CAROLE BETHUEL
Le film se concentre essentiellement sur la période 1967-1976. Pas de marche jusqu’au sommet : Yves Saint Laurent est déjà au faîte de sa gloire, son nom est une marque qui se vend bien, et l’argent coule à flots tandis que passe une décennie de grande émulation sociale et artistique.
Ce résumé est bien sûr imparfait : Bonello a réussi à se défaire des codes, encombrants et trop vus, du biopic classique. Ici, les époques s’entremêlent, et si Bonello fait mine de nous donner des repères à coup de dates inscrites en typo seventies sur l’écran, c’est pour mieux nous perdre. Le cinéaste n’ambitionne pas de raconter la vie de Saint Laurent. Le film se présente d’entrée de jeu comme une évocation : quelques souvenirs, des sauts dans le futur ou des retours à un présent morcelé en épisodes difficiles à relier composent ce film déstructuré, mais pas dépourvu de direction. Bonello s’autorise ainsi quelques interruptions de séquences qu’il viendra clôturer deux heures plus tard. Les ruptures sont brutales et la part laissée aux séquences de pure rêverie, grande. Quoi de mieux pour évoquer la vie de celui qui affirme, dès le début, « je n’ai pas de vie » et dont les journées sont rythmées par les prises de drogues qui ne doivent certainement pas l’aider à structurer son emploi du temps ?
Entre le froissement des tissus, l’affairement des couturières, les soirées au Régine, les nuits de défonce et les errements fantasmés de Saint Laurent, Bonello ne s’efforce pas de retracer un parcours de vie. Pour lui, Yves Saint Laurent sera un personnage de fiction, à qui l’on peut inventer des rêves, des fantasmes, des réflexions. Nulle recherche d’une "vérité" de l’individu car, après tout, qui peut prétendre la connaître ? Pas même Pierre Bergé, contrairement à ce qu’il aimerait croire. Ainsi donc, Bonello assume une forme originale pour un homme qui fut on ne peut plus original. Le film s’approprie aisément le style (et non la mode comme le fait remarquer Loulou de la Falaise) "YSL" et l’esthétique de l’époque : cadrages très composés, couleurs tranchées, prolifération de miroirs et, donc, démultiplication du cadre, splitscreens qui rappellent le goût filmique des années 60-70 et découpent le cadre à la façon de Mondrian qu’affectionnait tant Saint Laurent.
Le splitscreen est aussi l’occasion d’intégrer cette évocation de Saint Laurent dans le contexte agité des années 1960-1970 : contestation sociale, guerre du Vietnam, revendications féministes… Saint Laurent traverse tout cela sans vraiment en être affecté. Esprit qui se veut "décalé" (comme Andy Warhol), Saint Laurent se plaint de l’ambiance délétère "fin de siècle" où "tout fout le camp".
© 2014 MANDARIN CINEMA – EUROPACORP – ORANGE STUDIO – ARTE FRANCE CINEMA – SCOPE PICTURES : CAROLE BETHUEL
Cette inadéquation de Saint Laurent à son époque tient à deux choses parfaitement soulignées et exploitées par Bonello. D’abord, une dimension sociale qu’on ne s’attendait pas forcément à voir ici. Le milieu dans lequel évolue Saint Laurent est un monde où la richesse est une banalité et où l’on boit du champagne comme on boirait de la bière. Bonello insiste sur le rapport entre la mode – l’art de Saint Laurent – et le business – sa marchandisation par Pierre Bergé. "Yves Saint Laurent" et ses initiales sont un logo et une marque, une image vendue en réunion d’entreprise par le Pygmalion des Temps modernes Pierre Bergé. Yves Saint Laurent, comme Andy Warhol, se plaint de cette marchandisation de la création, tout en en profitant éhontément à coups de drogues et de caprices. Au-delà de la seule dénonciation d’un milieu complètement déconnecté du reste du monde – un comble pour qui habille le monde entier ! –, cette incursion sociale est aussi l’occasion de rire un peu de ce grand gamin capricieux qui, lorsque Pierre lui annonce qu’ils vont toucher des millions, ne sait que répondre de sa voix nasillarde : « je vais enfin pouvoir m’offrir un Rothko ! ».
Complètement déconnecté de son époque et de la "rue" qu’il habille, Saint Laurent a tout du parfait artiste romantique. Jamais Saint Laurent ne semble aimer ce qu’il fait – et d’ailleurs, on le voit peu faire. Il parle de son art comme d’une vaine tentative de retarder la fin inéluctable des temps, et noie sa solitude – immense – dans l’alcool, la drogue, et l’amour d’un chien maintenu "en vie" par son rachat à l’identique – photocopié, comme les oeuvres reproduites et reproductibles du pop art. Saint Laurent se rêvait peintre, et ne voit donc en lui qu’un peintre raté vendu comme marque dans un monde dont il ignore tout. Saint Laurent s’avère donc aller plus loin qu’on ne l’espérait : réflexion sur la solitude moderne et le statut de l’artiste, le film joue aussi avec l’image du couturier, multipliée dans les miroirs et vendue à tous les coins de rue afin de tirer ce visage hors du temps, hors de la mort qui ne fait pas recette, vers l’éternité à laquelle la fin du film parvient presque à nous faire croire.
Avec une telle ambition, la place laissée aux personnages secondaires est fortement réduite, mais c’est pour mieux mettre en avant celui, complexe, de Saint Laurent. Les acteurs principaux excellent – Ulliel, sur lequel je n’aurai pas parié, s’en sort très bien, regard en biais et petit sourire à l’appui ; Renier est idéal en personnage complexe, soucieux de protéger l’homme qu’il aime (ou la poule aux oeufs d’or ?) – mais les seconds rôles peu développés interdisent de juger le jeu des acteurs (Loulou de la Falaise, jouée par Léa Seydoux, est presque invisible ; Louis Garrel, en Jacques de Bascher, fait du Louis Garrel sans que cela gène). Mention spéciale au très grand Helmut Berger, acteur – entre autres – de Visconti, qui incarne ici un Saint Laurent vieilli et quelque peu grabataire.
Malheureusement, le film pêche par quelques longueurs, des répétitions et des maladresses un peu surprenantes compte tenu de la qualité et de l’exigence de l’ensemble. Mais avec ce Saint Laurent, Bonello ne se laisse pas piéger par le format contraignant (et très à la mode) du biopic : il touche au style et interroge habilement le mythe et l’image, plutôt que de chercher à illustrer, comme c’est le cas trop souvent, la vie d’un homme.
Alice Letoulat
Film en salles depuis le 24 septembre 2014.
A voir également : « Bertrand Bonello, résonances : Bandes-son », Centre Pompidou,
du 19 septembre au 26 octobre 2014.