Les trois registres lacaniens de l'imaginaire, du symbolique et du réel peuvent nous aider à y voir un peu plus clair sur le sens et le non-sens de telles manifestations artistiques.
Marcel Duchamp commence dès 1914 à "produire" des ready-made, parvenant même à installer en 1917, sous le titre de Fontaine, un urinoir dans un musée.
Mais s'il n'y avait pas eu le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch (1915) pour indiquer la profonde solidarité de deux artistes majeurs dans leur recherches artistiques, l'urinoir de Marcel Duchamp, même exposé dans la plus prestigieuse des galeries, serait probablement resté un urinoir et ne serait pas devenu une œuvre d'art.
L'idée sous-jacente qui, chez Marcel Duchamp, préside à l'élévation d'un objet ordinaire au statut d'œuvre d'art, est cette idée que ce qui fait l'œuvre d'art, ce ne sont pas les qualités inhérentes d'un objet (peinture, sculpture...), mais que c'est l'artiste même qui, en préemptant l'objet (n'importe quel objet...) et en le situant à une certaine place, le transforme en œuvre d'art.
Être une œuvre d'art n'est pas une question de pourquoi ni de comment mais de place.
L'opération "magique" qui permet de pouvoir transformer n'importe quel objet en œuvre d'art, voilà ce qu'aura permis le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch, à l'aide de son dispositif minimaliste qui consiste à isoler la place en tant que telle, en opacifiant le contenu de façon à ce n'importe quel contenu puisse s'y substituer (le carré noir) et en lui fournissant un cadre (le fond blanc) à l'intérieur duquel n'importe quel autre objet peut prendre place.
Ce n'est qu'après que la pratique artistique soit parvenue à isoler le cadre / la place (et en l'ayant vidé de tout contenu) que n'importe quel objet occupant cette place peut s'y voir élevé au statut d'objet d'art, suivant la géniale procédure du ready-made initiée par Marcel Duchamp.
L'apparition des objets excrémentiels sur la scène artistique d'aujourd'hui est strictement corrélative de cette place vide, vidée de tout objet, qui est apparue il y a un siècle.
La réception de l'art contemporain peut être envisagée comme une mise en scène de la triade imaginaire-symbolique-réel rapportée au réel de chaque œuvre:
• le réel-imaginaire c'est d'abord la tache anamorphique qui distord l'image directe de la réalité : le semblant qui "subjective" la réalité objective en altérant sa perception
• le réel-symbolique c'est la place vide en tant que telle, un pur effet de structure, une "construction" de pensée qui n'est jamais vraiment là, mais qui ne peut qu'être construite rétroactivement, et doit donc être présupposée
• le réel-réel est l'obscène objet excrémentiel déplacé, le réel lui-même, qui n'est en définitive qu'un fétiche dont la présence captivante-embarrassante vient masquer le réel structurel du vide insupportable.
Dans cette décisive bascule de l'art entre le Carré noir sur fond blanc de Kasimir Malevitch et les Ready-made de Marcel Duchamp, qui fait de l'objet "sublime" un objet quotidien, contingent, occupant incidemment la place de l'impossible objet du désir ; il nous faut reconnaître que cette place est un fait de structure, autrement dit un fait de logique plus que d'esthétique, car ce ne sont pas les qualités intrinsèques d'un objet qui font de lui un objet sublime, et donc artistique, mais bien le fait qu'il se trouve à occuper la place sacrée/interdite de la jouissance, ce qui nous amène sur la piste de l'ombre du sujet projetée dans le monde des objets, autrement dit l'objet petit a de Lacan, qui a la faculté de passer du statut d'objet sublime du désir à ...une merde répugnante.