Le 22 septembre 2014 par Romain Loury
Fabrice Nicolino
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Explosion des cancers, de l’obésité, du diabète, de l’asthme, des allergies en tout genre… en France comme ailleurs, l’espérance de vie en bonne santé diminue depuis le milieu des années 2000. La faute à «un empoisonnement universel», orchestré par l’industrie chimique depuis le début du XXème siècle, estime le journaliste Fabrice Nicolino dans un nouvel ouvrage.
De la synthèse des premiers engrais synthétiques jusqu’à la «chimie verte», rien n’a vraiment changé: lobbying à tout-va, conflits d’intérêt omniprésents, relations incestueuses entre l’Etat et l’industrie, et ce au détriment de notre santé. C’est cette histoire que le journaliste Fabrice Nicolino raconte dans son dernier ouvrage, «Un empoisonnement universel», paru aux éditions «Les liens qui libèrent».
JDLE: Selon vous, la chimie industrielle a de tout temps fait l’objet d’une impunité totale, ne payant jamais les conséquences de ces actes. Quelle en est l’origine?
Fabrice Nicolino: C’est une clé pour comprendre comment l’industrie chimique a pu se développer aussi vite et avec autant de facilité. La date cruciale, c’est 1914, avec le début de la première guerre mondiale. On y assiste alors à la rencontre, voire à la fusion, entre l’industrie chimique et l’Etat à travers la guerre. Un homme symbolise cette alliance, l’Allemand Fritz Haber. Ce chimiste génial a réussi un prodige en 1904, en parvenant à synthétiser de l’ammoniac à partir de l’azote atmosphérique. Ce qui va permettre la mise au point d’engrais synthétiques, qui vont succéder au fumier et au guano. Si Haber est une sorte de bienfaiteur de ce côté-ci, il est par ailleurs un nationaliste déchaîné. Cela va l’amener à se mettre au service de l’armée allemande, en lui fournissant les premières armes de destruction massive de l’Histoire, les gaz de combat. Le 22 avril 1915, près d’Ypres en Belgique, le régiment allemand Peterson va déverser 5.000 cylindres de chlore sur les tranchées françaises, entraînant des milliers de morts. C’est un tournant historique.
A la fin de la guerre, Fritz Haber, qui figure sur une liste de criminels de guerre, s’enfuit en Suisse. Il en revient après quelques mois, alors que son nom a disparu de cette liste, on ne sait pas trop comment. Et il reçoit le prix Nobel 1918 de chimie pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac! C’est sous ce signe que l’industrie va se développer. La même chose va se produire après la seconde guerre mondiale, avec IG Farben [1], qui a quasiment fusionné avec l’appareil nazi, et qui est à l’origine du gaz Zyklon B utilisé dans les chambres à gaz. Ces dirigeants sortent de la guerre sans trop d’ennui, au pire après 3 ans de prison. Et l’on pourrait citer d’autres cas chez les Anglais, les Français et les Américains. A chaque fois, on accorde le droit aux chimistes de faire n’importe quoi.
JDLE: De nos jours, n’y a-t-il pas tout de même des tentatives de réguler le flux, voire de limiter d’éventuels impacts sanitaires? Notamment par le règlement REACH?
Fabrice Nicolino: A supposer qu’il ait été élaboré dans de bonnes conditions, REACH ne constitue qu’un barrage contre le Pacifique. La chimie industrielle constitue une telle marée qu’il n’y a aucune manière possible de la contenir: l’industrie a synthétisé des dizaines de millions de substances chimiques différentes [2], tandis que REACH ne s’attache qu’à 30.000! Ce règlement est une fiction : il ne sert pas à grand-chose, sauf au plan commercial. L’Europe en a fait un avantage comparatif, très précieux pour l’industrie qui dispose ainsi d’un label selon lequel les produits fabriqués en Europe sont moins dangereux. Il s’agit ainsi de répondre à l’angoisse du public, diffuse mais réelle. En 2002, Chirac, Schröder et Blair ont envoyé une lettre à la Commission européenne pour lui dire de faire attention dans la mise en place de REACH, faisant part de leurs craintes pour l’emploi. Quand on voit quel niveau de lobbying l’industrie peut atteindre, on comprend qu’il ne sortira pas grand-chose de ce règlement!
JDLE: Sujet tout autant d’actualité qu’il semble au point mort, celui des perturbateurs endocriniens. Comment expliquez-vous ce blocage, alors que les résultats scientifiques sont des plus clairs?
Fabrice Nicolino: Je crois qu’il y a un profond hiatus entre d’une part une population désormais très consciente du problème, d’autre part une classe politique et des agences de sécurité d’une inertie colossale. Même les politiques qui ne sont pas indifférents sont tétanisés, car ils ne voient pas de solution évidente. Pourtant, il y a un consensus pour dire que les perturbateurs endocriniens constituent un danger majeur.
En France, on ne fait absolument rien à ce sujet, on fait tout juste semblant. Exemple, le triclosan est présent dans des centaines de produits d’usage courant [produits de soins, savons, shampoings, dentifrices], mais personne ne s’y intéresse : l’Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail] n’y consacre même pas une page sur son site internet.
En 2006, la France a lancé un programme national de recherche sur les perturbateurs endocriniens, placé sous l’égide du ministère de l’écologie et d’Ecrin, une structure fortement influencée, voire infiltrée, par l’industrie. Résultat: alors qu’il faudrait des moyens considérables, ils sont dérisoires, de quelques centaines de milliers d’euros. Et il ne s’est rien passé depuis 2010. Fin avril, Ségolène Royal a présenté sa stratégie nationale contre les perturbateurs endocriniens: ses objectifs sont tellement vagues et généraux qu’il est certain qu’il ne se passera rien. C’est l’abandon d’une question sanitaire majeure.
JDLE: Que pensez-vous du concept de «chimie verte», présenté par l’industrie comme son avenir vertueux?
Fabrice Nicolino: Je pense que c’est une fumisterie commerciale. Un certain nombre d’industriels ont songé à l’idée de faire disparaître le mot de «chimie», afin de repartir sur des bases saines. Ils n’ont pas tiré le bilan de la chimie de synthèse, mais ils voudraient qu’on parle de «chimie durable», de «chimie verte». L’avenir demeure dans les mains de ceux qui ont provoqué des désastres en chaîne, et qui demandent une fois de plus qu’on leur fasse confiance. Or l’avenir en chimie, et même déjà son présent, ce sont les nanoparticules, dont une quantité énorme est utilisée dans notre dos. Sans que l’on ne sache rien quant à leur impact sur la santé humaine, sauf que certaines peuvent se retrouver jusque dans notre cerveau. Et ça, qui nous le dit? Personne.
[1] IG Farben est la société fondée en 1925 à partir de six grandes entreprises allemandes de chimie, dont BASF, Bayer et Agfa.
[2] Près de 89,7 millions de substances sont recensées par le Chemical Abstracts Service (CAS).