[note de lecture] Philippe Clerc, "Johannes, Hermann", par Matthieu Gosztola

Par Florence Trocmé

 
Blanchot note dans L’Entretien Infini (in « L’Expérience-limite ») : « Malgré le développement massif des moyens de communication, le quotidien échappe. C’est sa définition. Nous ne pouvons que le manquer, si nous le recherchons par la connaissance, car il appartient à une région où il n’y a encore rien à connaître, de même qu’il est antérieur à toute relation, s’il a toujours déjà été dit, tout en restant informulé, c’est-à-dire en deçà de l’information. Ce n’est pas l’implicite (dont la phénoménologie fait grand usage) ; certes, il est toujours déjà là, mais qu’il soit là ne vérifie pas son accomplissement : au contraire, toujours inaccompli dans sa réalisation même qu’aucun événement, si important, si insignifiant qu’il soit, ne pourra produire. Rien ne se passe, voilà le quotidien, mais quel est le sens de ce mouvement immobile ? À quel niveau se situe ce "rien ne se passe"? Pour qui "rien ne se passe-t-il", si, pour moi, nécessairement il se passe toujours quelque chose ? En d’autres termes, quel est le "Qui ?" du quotidien? Et, en même temps, pourquoi, dans ce "rien ne se passe", y a-t-il l’affirmation que quelque chose d’essentiel serait admis à passer ? » 
 
Philippe Clerc, travaillé par cette dialectique mise au jour par Blanchot, répond aux questions mentionnées ci-dessus, avec singularité, tout au long de Johannes, Hermann, en usant d’une technicité aboutie quant à l’enjambement et quant au jeu (qui n’en est pas un) avec les blancs, et en recourant à la narration et à la fiction (d’où la pléthore de noms propres : noms de lieux et plus encore noms de personnes ; d’où le goût – exprimé et mis en forme informe – pour l’oralité).  
Et ce sans jamais recourir à la théorie ou à la didactique, car autrement Philippe Clerc n’aurait pas pu donner à voir le quotidien dans son caractère ontologique, c’est-à-dire dans la-façon-qu’il-a-de-ne-pas-se-laisser-saisir. (Jamais).  
 
Un seul extrait nous permet de saisir la manière suivant laquelle Philippe Clerc s’enquiert de cet insaisissable, retranscrivant, par la découpe des vers, le « mouvement immobile » dont parle Blanchot : 
 
Je me baigne. La mer monte  
et descend. Le coiffeur est bel 
homme, de l’allure. Les oiseaux 
de ce ciel sont heureux. Ombre  
 
 
vilaine d’Alix. Un couple : elle  
avec une écharpe et un bonnet 
lui, les mains dans les poches 
Le matin, morceaux de craie  
 
 
 
 
Bar Epsom, il parle d’amour 
Les treize dames qui sont au fond  
Henri nage avec peine. Hortense abrite  
ses petits. À mi-voix : « Derrière chez 
 
 
mon père y a un pommier doux » 
Excursion à Mers-les-Bains 
Le long de l’esplanade du Général  
Leclerc, les villas : Les falaises 
 
 
 
Les galets, Entre nous, Picardie 
L’horizon, La rafale, La vague 
Bellevue, La violette, Coup de  
vent, Bagatelle, Les algues, Mignon 
 
 
Crépuscule, L’aiglon, La goélette  
La normande, L’embardée, Cyrano 
L’eau vive, Le tourbillon, Clair 
de lune, Les vacances, Fée des mers  
 
 
 
Un promeneur choisit des galets  
Aujourd’hui, le vent soulève 
un jeune homme. Dieppe, « La plage 
la plus proche de Paris ». Paul 
 
 
casquette pied-de-poule. L’armoire  
est vide et la coque en bois 
rouge. Ah, quand j’étais un étourneau 
La mer a sa poussière ce matin  
 
Johannes, Hermann
est un pari. Et un pari réussi. C’est bellement que l’ensemble des sections qui composent ce recueil interrogent, mettent en perspective cet énoncé blanchotien ; le mettent en perspective pour ne jamais dévoyer son mystère :  
« [Le quotidien] appartient à l’insignifiance, et l’insignifiant est sans vérité, sans réalité, sans secret, mais est peut-être aussi le lieu de toute signification possible ».  
 
[Matthieu Gosztola] 
 
Philippe Clerc, Johannes, Hermann, Flammarion, 2014, 186 pages, 16€, parution le 8 octobre.