En Amérique, les ouvriers ne sont-ils que des « enfoirés » ?
« On entend souvent dire qu’il est inutile de se taper la tête contre les murs et qu’on ne peut pas renverser ce système parce qu’il est trop fort. Marx disait que les habitudes de vie deviennent une deuxième nature pour les êtres humains. Prenons le cas de l’ouvrier qui vit dans de mauvaises conditions mais qui a la possibilité de les améliorer ; il acceptera son existence, voire la revendiquera comme plaisante. Les prolétaires ne veulent aucunement devenir des bourgeois, car ils savent qu’ils ne peuvent pas le devenir. Et c’est pour cette même raison qu’en leur sein se développe l’idée selon laquelle leur manière de vivre est la bonne et vaut vraiment la peine d’être vécue. Les ouvriers ne sont absolument pas jaloux des riches dont la vie est pour eux une abstraction. Ils évoluent dans leur monde et l’acceptent tel quel, comme étant celui qui leur plaît. Ils sont satisfaits de leur situation, même s’ils sont exploités, tant qu’ils peuvent améliorer leurs conditions d’existence. »
Est-ce que l'on ne peut vraiment rien y faire ?
Est-ce vraiment une première, ou une seconde, nature ?
Michel Peyret
Samedi 22 mars 2014
Extraits ci-dessous du livre de Paul Mattick, « La Révolution fut une belle aventure. Des rues de Berlin aux mouvements radicaux américains (1918-1934)», L’échappée, 2013, pp. 138-147.
On retrouve également dans ce livre d’intéressantes notes biographiques (p. 87-90) sur la découverte par Mattick de la théorie de la crise forgée par Henryk Grossmann (membre de l'Ecole de Francfort, mais d'un autre bord que de celui d'Horkeimer, Marcuse, Pollock et Adorno), notamment la découverte de son livrequi le marqua toute sa vie, «La loi de l’accumulation et de l’effondrement du système capitaliste»
Le marxisme français étant depuis très loin dans le XXe siècle, assez superficiel dans sa lecture de l'oeuvre de Marx, il n'est guère étonnant que cette oeuvre majeure de Grossmann à laquelle Robert Kurz (1943-2012) et le courant Wertkritik(cf. Kurz,« Der Kollaps der Modernisierung. Vom Zusammenbruch des Kasernensozialismus zur Krise der Weltökonomie», Frankfurt a. M. 1991) reconnaîssent au moins d'avoir posé le problème (comme Rosa Luxemburg) sans l'avoir véritablement résolu, n'a jamais été traduite dans l'hexagonePréfacé par Mattick, seul un livre de ce dissident de l'Ecole de Francfort, est paru en France aux éditions Champ Libre (1975),« Marx, l'économie politique classique et le problème de la dynamique». Paul Mattick (1904-1981), infatigable acteur des luttes révolutionnaires de l'entre-deux-guerres, théoricien de l'ultragauche marxiste souvent encore ensablé dans de nombreux aspects du marxisme traditionnel, ne cessa de défendre les thèses de Henryk Grossmann sur la crise du capitalisme.
Clément Homs
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Il y a deux moments dans ce que tu as raconté de ta vie qui ne sont pas clairs pour moi. Le premier concerne l’expérience historique de 1914, quand le nationalisme a pris le dessus sur la conscience de classe. La deuxième, c’est lorsque tu affirmes de façon expéditive que les ouvriers en Amérique ne sont que des enfoirés !
Mattick : Oui, c’est vrai, ce sont des enfoirés, et l’on ne peut rien y faire. Vivre dans une société où les antagonismes de classe existent et où les ouvriers sont exploités ne change rien au fait que la population ouvrière juge cette situation comme étant la meilleure pour elle. Ce qui est le cas pour les ouvriers américains par exemple, mais ce doit être tout aussi vrai en Allemagne ou ailleurs. Tant qu’ils ne reçoivent pas de coups dans la gueule pendant un certain temps, ou tant qu’ils ne font des expériences désagréables ou insupportables, ils se résignent, pour la plupart, à être exploités et finissent par composer avec cette situation. Tout être humain sait bien qu’il a un temps de vie limité. Quand il ne peut pas imaginer pouvoir changer la société, il essaie de vivre le mieux possible dans son environnement social. C’est le fondement même du réformisme. Et c’est l’attitude générale de la classe ouvrière dans un pays qui, comme l’Amérique, a connu des crises, toujours suivies par une nouvelle période d’expansion. Le surgissement de la conscience de classe, qui émerge à chaque crise et s’incarne dans un grand mouvement contre le capitalisme, disparaît à nouveau. La classe ouvrière retrouve alors une situation où le renversement de l’ordre des choses lui paraît inimaginable.
La théorie marxiste est une critique de l’économie politique, et donc implicitement une critique de la société capitaliste. Non pas sous la forme d’une description concrète et positive mais en tant que négation qui contient en elle-même la conception d’une société émancipée. En tant que théorie, elle présuppose aussi l’activité consciente de classe contre la société existante, de telle sorte que par cette activité se révèle ce qui autrement serait resté caché.
M : S’il suffisait de révéler ce qui est caché, il n’y aurait pas besoin d’agir de façon révolutionnaire ou d’agir tout court. On peut identifier parfaitement le mode de fonctionnement de la société capitaliste et aboutir quand même à la conclusion – justement parce qu’elle fonctionne – que le mieux est de s’en accommoder. On entend souvent dire qu’il est inutile de se taper la tête contre les murs et qu’on ne peut pas renverser ce système parce qu’il est trop fort. Marx disait que les habitudes de vie deviennent une deuxième nature pour les êtres humains. Prenons le cas de l’ouvrier qui vit dans de mauvaises conditions mais qui a la possibilité de les améliorer ; il acceptera son existence, voire la revendiquera comme plaisante. Les prolétaires ne veulent aucunement devenir des bourgeois, car ils savent qu’ils ne peuvent pas le devenir. Et c’est pour cette même raison qu’en leur sein se développe l’idée selon laquelle leur manière de vivre est la bonne et vaut vraiment la peine d’être vécue. Les ouvriers ne sont absolument pas jaloux des riches dont la vie est pour eux une abstraction. Ils évoluent dans leur monde et l’acceptent tel quel, comme étant celui qui leur plaît. Ils sont satisfaits de leur situation, même s’ils sont exploités, tant qu’ils peuvent améliorer leurs conditions d’existence.
Cela signifie que la connaissance seule ne suffit pas pour que l’activité de classe s’affirme, mais que d’autres éléments doivent aussi être présents, n’est-ce pas ?
M. : Oui. Il faut que les ouvriers sortent de leur état de soumission. […] L’ouvrier, dont le père et le grand-père l’étaient eux aussi, n’envisage pas d’avoir un autre destin. Il n’aspire à rien d’autre, voulant seulement vivre ainsi. Si ces conditions d’existence se détériorent, alors il réagit. Tant que la bourgeoisie n’est pas obligée de réduire son niveau de vie, il ne bouge pas.
A l’usine, par exemple, les ouvriers n’ont pas du tout le sentiment d’être exploités. C’est vraiment une erreur de penser qu’ils sont déprimés. Ils font des blagues, rient, racontent toutes sortes d’histoires, travaillent, se chamaillent. Seuls les gens qui n’ont jamais travaillé dans une usine peuvent croire qu’ils vivent leur condition comme un calvaire. Au contraire, les ouvriers pensent : « Si seulement on pouvait faire encore des heures supplémentaires », pour pouvoir consommer un peu plus. Supposer que les ouvriers se sentent opprimés ou maltraités à l’usine est vraiment une bêtise, le fruit de l’imagination des journalistes, et non d’eux-mêmes.
Un ouvrier est absolument ravi quand il obtient, par exemple, un emploi chez Henry Ford. Tous souhaitent y travailler. Bien que ce boulot soit épuisant, quand il rentre chez lui, l’ouvrier est bercé d’illusions. S’imaginer que l’ouvrier, parce qu’il travaille là, est conscient de sa situation de classe, est une erreur. Il ne se sent pas maltraité. Individuellement, il a le sentiment d’être comblé et ne s’imagine pas du tout être aliéné. Il accepte son existence comme étant la seule possible, car il faut bien travailler. Et : « Si je ne travaille pas, un autre le fera à ma place. Tous les êtres humains doivent travailler. Sans les ouvriers, rien ne se fera. […] Ils se sentent à l’aise dans cette vie à laquelle ils s’identifient complètement. Et cela n’a rien à voir avec « l’homme unidimensionnel[1] » qui aurait surgi subitement. Cette identification des ouvriers à leur existence existe depuis longtemps. Si le capitalisme se pérennise dans sa forme actuelle, rien ne bougera. […] Quand on se penche sur l’histoire et que l’on constate qu’on est allé de défaite en défaite, on doit légitimement se poser la question : le socialisme n’est-il pas qu’une foutaise et n’avons-nous pas passé nos vies à nous occuper d’une utopie ? Quand on constate, en revanche, que la dynamique du capitalisme avec ses crises internes est désormais quelque chose qu’il ne peut plus maîtriser, quelle que soit sa forme, on doit alors s’intéresser avant tout à ceux qui développent une critique de l’économie politique. Je pense aux théories keynésiennes, celle par exemple de Gillman, qui sont des interprétations politiques de la de la pensée économiques de Keynes. Il m’importe de prouver que ce système va disparaître un jour, exactement comme ce fut le cas de toutes les sociétés de classes par le passé. Il me paraît aussi important de prouver que l’on peut chercher à le transformer d’une manière ou d’une autre, mais que quoi qu’on fasse, il porte en lui les germes de sa propre décomposition. La contradiction que Marx a formulé à l’aide du concept de force productive et de celui de rapport de production nous amène à l’idée de la fin du capitalisme. Je m’intéresse à l’économie politique car je cherche à savoir dans quelle mesure l’accumulation et les interventions du capital peuvent véritablement surmonter cette contradiction interne.
Si j’avais constaté que la société capitaliste pouvait se perpétuer indéfiniment, alors je pourrais m’arrêter là. Or, jusqu’à présent, j’ai observé que ces théories qui considèrent le capitalisme comme impérissable prennent es formes moralistes et purement politiques ou veulent simplement le transformer en capitalisme d’Etat. Toutes ces théories sont infondées et n’effleurent absolument pas les vrais enjeux de la société capitaliste. Ce faisant, je reste persuadé que tout va s’effondrer un jour.
Ce dont je suis sûr aujourd’hui, c’est que ce processus peut durer bien plus longtemps que ce qu’avaient prévu Korsch et Marx. S’il pouvait durer 100 ans, cela voudrait dire que l’on peut, en le manipulant, le maintenir pendant 500 ans. Qui sait ? Je suis convaincu aussi qu’on ne peut pas escamoter, de par la nature même du système, la question de la transformation du capitalisme en socialisme. Encore plus aujourd’hui, où l’on sait que ce système risque même de détruire la planète.
Ainsi, pour moi, l’enjeu essentiel n’est pas tant la tendance du capitalisme à faire faillite, que cette possible destruction. Elle pose un problème politique bien plus global. De telle sorte que le socialisme devient alors seulement une possibilité parmi d’autres et n’est donc plus inévitable. Evidemment, si l’on considère que la destruction atomique est inéluctable, alors, on n’a même plus besoin de s’occuper de quoi que ce soit mais seulement de profiter des derniers jours de vie sur Terre. Toutefois, puisqu’il est possible que la guerre nucléaire n’éclate pas, je suis absolument certain que le capitalisme dépérira. Mais ce sera probablement par un processus beaucoup plus long que celui que l’on a pu imaginer.
[…] Je suis persuadé que sans crise, il n’y a pas de révolution. C’est une conviction ancienne qui vient de Rosa Luxemburg, que l’on appelait la « théoricienne de la catastrophe ». Moi aussi, je suis un penseur de la catastrophe. Je ne conçois pas que la classe ouvrière s’attaque au capitalisme si la société ne connaît pas de crise profonde avec un état de décadence permanent. Si ce n’est pas le cas, la classe ouvrière s’intègre au système capitaliste. Sans catastrophe, il n’y a pas de socialisme possible. Or, celle-là naîtra du capitalisme même/ La classe dominante peut contrôler consciemment la politique, mais nullement l’économie. Et la crise viendra de l’économie.