Rohinton Mistry, Un si long voyage (1991) – challenge "romans d’Inde(s)"

Par Ellettres @Ellettres

Dans le Khodadad Building de Bombay, je demande d’abord la famille Noble : Gustad le père, sa femme Dilnavaz et leurs trois enfants, Sohrab, Darius et la petite Roshan. Ils sont Parsis, comme l’auteur, et comme tous les autres habitants de l’immeuble : le vieux Cavasji qui invective les dieux depuis sa fenêtre, l’inspecteur Bamji, Mr Rabadi, ennemi de Gustad, la vieille Miss Kutpitia que tout le monde croit un peu sorcière, Tehmul le simple d’esprit… et puis le major Bilimoria, grand ami de Gustad, dont le départ inexpliqué de Khodadad, antérieur au début de l’histoire, tracasse beaucoup notre héros.

L’entrée d’un temple parsi à Bombay

Point culture : Les Parsis sont une petite minorité parmi la grande mosaïque de peuples et de religion d’Inde. Leurs ancêtres ont fui la Perse au moment de la conquête musulmane car ils étaient des adeptes de la religion de Zarathoustra le prophète. Je sais, ça ne dit pas grand chose à pas grand monde, à moi non plus d’ailleurs (à part le titre du livre de Nietzsche, "Ainsi parla Zarathoustra") et le roman ne se centre pas sur les spécificités parsies, même s’il en dévoile quelques rites : la prière du kusti, la croyance que si l’on profère des malédictions des petits anges viendront les accomplir, et surtout, le rite mortuaire (âmes sensibles, s’abstenir) : le corps nu du défunt est emmené en haut d’une haute tour, la tour du silence, et laissé à l’appétit des vautours jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui (les Parsis ne pratiquent pas la crémation comme les hindous car ils révèrent le feu). Les Parsis vivent de façon très communautaire, on les retrouve surtout à Bombay et dans le secteur bancaire. C’est pourquoi d’ailleurs, les romans de Mistry se passent toujours à Bombay et concernent toujours une famille parsie. (Au fait, saviez-vous que Freddy Mercury, le chanteur de Queen, était parsi ?? Je viens de l’apprendre sur Wikipedia ! Merci la culture internet ;-) ).

L’entrée du sanctuaire Sainte Marie du Mont de Bombay

Mais l’on croise d’autres religionnaires dans ce roman : des chrétiens venus de la Goa voisine qui vénèrent la Vierge au Mont-Marie, un musulman, les sikhs sont évoqués, et des hindous bien-sûr… Cette grande diversité de religions et la place énorme que tient la spiritualité dans la vie quotidienne des Indiens sont bien représentées par l’histoire du mur d’enceinte du Khodadad Building, une sorte de running gag qui file durant tout le roman : ce mur sert de toilettes en plein air à tout le quartier, entraîne puanteur et moustiques et fait le malheur des habitants de l’immeuble. Jusqu’à ce que Gustad ait une idée lumineuse : il propose à un gars (titulaire d’une double licence arts-histoire des religions) qui crayonne sur le trottoir des portraits des dieux de toutes les religions de les peindre sur le mur d’enceinte. A partir de là, non seulement les passants n’osent plus se soulager sur l’image des dieux mais ils apportent fleurs, bougies et encens pour les honorer, ce qui embaume l’atmosphère des habitants du Khodadad et les délivre des moustiques… Les miracles existent bel et bien !

L’histoire en bref : on est en 1971, à la veille de la partition du Pakistan en deux (donnant naissance du Bangladesh) et d’une nouvelle guerre entre le Pakistan et l’Inde. Indira Gandhi est au pouvoir. Gustad Noble est employé de banque et son ancien ami, le major Bilimoria, dont il ne sait plus rien, lui envoie un jour une lettre qui va lui poser un gros dilemme. Il "va voir sa modeste existence bouleversée par une série de tourmentes qui le laisseront pauvre comme Job… Des événements dont Gustad ne soupçonne pas l’ampleur et qui marquent pour lui le début d’un long voyage : celui d’un cœur vertueux dans un monde en pleine turbulence" nous dit la 4e de couverture. Mouais. Je m’attendais à un roman trépidant, en fait, j’ai plutôt eu l’impression de lire une fresque familiale et un portrait du Bombay des années 70, avec ses gros problèmes de voirie, le rationnement de la nourriture, le nationalisme indien teinté de socialisme, l’essor du Shiv Sena (ces "fascistes" hindous, comme dit l’un des personnages parsis), le souvenir récent de la guerre contre la Chine qui marqua le déclin de l’ère Nehru (père d’Indira), la montée du coût de la vie, les marchés bourdonnants, la survivance de pratiques anciennes et le développement du capitalisme… une période de transition.

Tout cela est entrecoupé de façon très sympathique par des anecdotes de voisinage ou de bureau, des réminiscences du passé de Gustad, des particularités cocasses (cf le vendeur de "paan" à l’entrée de la "maison des cages" pour ceux qui auront envie de lire le livre)… Le ton est tendre et humoristique, ne différant pas trop de "Affaires de famille" que j’avais déjà lu. C’est donc un roman agréable à lire, dont l’écriture est très "circulaire" (on fait des va et vient entre le passé et le présent, entre les pensées de Gustad et l’action, entre les différents personnages) mais ce n’est pas transcendantal. D’ailleurs, je n’ai pas trop compris à quoi renvoyait ce "si long voyage". Je m’attendais à un peu plus de souffle. Je l’ai lu avec plaisir mais je n’y revenais pas à chaque fois avec ferveur car je n’ai pas trop réussi à m’attacher aux personnages. La fin cependant, avec la juste dose de dramatisme, de mythique et de burlesque est très réussie et a suscité chez moi l’émotion pour la première fois (et la dernière) dans cette lecture.

Ce livre est le premier que je lis dans le cadre de mon auto-challenge "romans d’Inde".