Benjamin Lazar, août 2014
Photographie de Robin .H. Davies
Cher Guillaume,
Je te remercie pour ta lettre que j'ai trouvée à mon retour du festival de l'Académie Bach d'Arques-la-Bataille, mais à laquelle je ne peux répondre qu'aujourd'hui, pris que je suis dans le tourbillon de la rentrée que l'on connaît par cœur mais qui nous surprend pourtant toujours. Je ne pensais pas que tu te souviendrais que je m'étais accordé cette escapade musicale et encore moins que tu solliciterais que je te la raconte. De fait, tu me lances un sacré défi en m'invitant à t'y entraîner à la seule force des mots, moi qui ne suis ni conteur, ni poète, mais je veux bien m'y essayer, comptant sur ton amicale indulgence pour pardonner mes faiblesses de plume. Afin de rendre ta lecture plus légère, je vais confier mes impressions à plusieurs lettres, postant chacune lorsque je l'aurai achevée ; tu auras ainsi, si tu le souhaites, le temps de rêver entre deux missives.
Au soir de mon arrivée, le mercredi 20 août, se donnait un spectacle dont je ne connaissais, jusqu'alors, que
l'enregistrement discographique et quelques photographies entrevues ici et là ; L'Autre Monde, d'après le texte de Savinien Cyrano de Bergerac, fêtait le dixième
anniversaire de sa création en revenant sur les terres qui l'avaient vu éclore. Qui aurait pu prédire que cette folle aventure, tournant obstinément le dos au clinquant et au papillonnage
de notre époque, connaîtrait un si franc succès qu'il la parerait d'une auréole presque légendaire ? La complicité qui unit le comédien Benjamin Lazar et les musiciens de La Rêveuse
– Florence Bolton et ses deux violes, Benjamin Perrot aux luth, théorbe et guitare baroques – n'a pas été érodée par l'accumulation des représentations, au contraire : elle n'a fait
que s'affirmer dans le même temps que le spectacle trouvait son souffle et gagnait en densité, en fluidité, en éloquence. Dès les premières minutes, alors qu'il fait sombre encore,
l'énergie de ce trio qui ne va cesser de se répondre durant l'heure et demie à venir, car si la parole règne ici en maîtresse, la musique,
Ces mots, si brillants, si piquants soient-ils, ne toucheraient pas le public d'aujourd'hui avec autant de force
s'ils n'étaient servis par des artistes de la trempe de Benjamin Lazar et La Rêveuse, dont il faut souligner le travail commun d'appropriation et de mise en valeur du récit. Le
premier déploie un art consommé de la comédie qui force d'autant plus le respect qu'il repose sur une attention amoureusement portée à un texte scruté dans ses moindres inflexions,
une qualité qui n'est pas si courante qu'on l'imagine, et restitué avec un sens de la nuance, une tension qui ne s'embarrasse, pour nous saisir, d'aucune surenchère pas plus qu'elle
ne connaît d'affadissement. Benjamin Lazar est un funambule du verbe et du geste qui sait susciter chez qui l'écoute un éventail de passions sans cesse renouvelées dont les plus
troublantes sont sans doute celles où l'on balance entre rire et gravité,
Bien sûr, de plus savants que moi seraient prompts à démontrer que cet Autre Monde tel qu'il nous est présenté ne rend pas compte avec toute l'exactitude scientifique souhaitable de la déclamation du XVIIe siècle et sans doute ont-ils, de leur point de vue, raison. Toujours est-il que si l'on réserve pour les spécialistes les arguties archéologiques et que l'on s'en tient au spectacle, il n'est pas un moment où sa séduction ne joue à plein et l'on se prend à se dire que l'on vient de faire un rêve magnifique dont on n'avait pas forcément envie qu'il se dissipe aussi vite lorsqu'une heure et demie plus tard, on est en train de battre des mains pour remercier les artistes que l'on rappelle encore et encore.
Tu vois, cher Guillaume, que cette entrée en matière a été pleinement réussie, et sans considération de notre
âge ou de notre condition, car le public était composé d'autant de connaisseurs que de familles, nous sommes sortis de la salle avec mille lueurs dansantes dans les yeux.
N'est-il pas rassurant, au fond,
Il est temps pour moi de boucler ces lignes, mais je ne le ferai pas sans une bonne nouvelle : à la fin du mois d'octobre, paraîtra le DVD qui immortalise L'Autre Monde tel qu'il a été donné à l'Athénée en mai 2013, et tu pourras donc goûter à ton tour à ce fruit savoureux.
Porte-toi bien et sois heureux.
A bientôt.
L'Autre Monde ou Les Estats & Empires de la Lune, d'après le texte de Savinien Cyrano de Bergerac (1619-1655)
Benjamin Lazar, comédien, adaptation & mise en scène
La Rêveuse, conception & interprétation musicale
Florence Bolton, dessus & basse de viole
Benjamin Perrot, théorbe, luth & guitare baroques
Évocation musicale :
1. Les fioles de rosée
2. Repas de fumées
Marin Marais (1656-1728), Musette
3. Apologie du chou
4. Arrivée en Italie
Giovanni Girolamo Kapsberger (c.1580-1651), Canario
Toutes les photographies illustrant cette chronique sont de Robin .H. Davies, utilisées avec sa permission. Toute utilisation sans l'autorisation de l'auteur est interdite.