Un jour les sociétés dites développées se sont reconnues dans le paradigme de la performance. La thèse portée par Byung-Chul Han est adossée au constat que l’impératif « Sois performant » adressé à tous par de multiples canaux se révèle être un piège sans issue. Il faut être performant répètent à l’envi les institutions de l’Etat et du travail. La demande de performance succède à une société de la discipline fondée sur « la négativité de l’interdit et de la règle ». (p. 9). En mettant en avant des thèmes tels que ceux de « liberté, désir et penchants à satisfaire » qu’elle substitue à ceux de « loi, obéissance et devoirs à remplir » (p. 12), la société postmoderne valorise à l’extrême l’individu qui « n’écoute plus que lui-même ». (p.12). Il est transformé par le système capitaliste qui remplace peu à peu « l’exploitation par un tiers à l’auto-exploitation » et conduit le sujet à être à la fois dans la performance tout en étant en même temps «victime et bourreau, seigneur et valet ». (p. 33).
Pour l’auteur, les sociétés qui se reconnaissent dans l’idéologie de la performance développent des pathologies d’un genre nouveau. Le chapitre 2 est consacré aux « affections neuronales » qui prennent le pas sur les tensions virales (p. 39). Si ces dernières se développaient par le biais d’infections, les atteintes neuronales génèrent des ruptures brutales que l’auteur nomme « infarctus ». Ces maux d’un genre nouveau (dépression, déficit de l’attention-hyperactivité, trouble de la personnalité borderline, burn-out…) laissent les individus et les sociétés sans défense. Corollairement, ces affections génèrent de nouvelles formes de violence qui ne proviennent plus « uniquement d’autrui ou de l’étranger mais aussi du même ». (p. 45). Les sociétés qui sont parcourues par des souffrances pour lesquelles l’immunologie n’opère plus sont caractérisées par une violence qui provient « de la surproduction, superperformance, surconsommation » (p. 46). Ce trop, cette saturation qui porte des modèles de violence dont leur caractère d’exhaustivité empêche qu’ils soient accessibles « à une perception immédiate ». (p. 49). La survenue d’épisodes de violence n’en n’est que plus intense. A titre d’exemple, l’auteur décrit le TPB (trouble de la personnalité borderline) comme une « brûlure, une surchauffe qui renvoie à un trop plein de même ». (p. 50). Le système dans lequel s’inscrit cette violence sans antidote est celui « de l’épuisement de la fatigue et de l’étouffement » qui affronte le trop plein. A la différence de la violence virale, les affections neuronales n’arrivent pas dans un système préparé « à repousser l’intrus ». (p. 49). Elles agissent dans le contexte d’une société « permissive et pacifiée ». En cela, elles sont redoutables et surprenantes car il est difficile de s’en prémunir. Les marchands de dispositifs de développement personnel fondent leur argumentaire sur la domination de « votre plus grand ennemi, vous-même ». La violence neuronale est autocentrée et autodirigée.
L’omniprésence de la performance dans les sociétés d’aujourd’hui signe, selon Byung-Chul Han, le déclin des sociétés de la discipline et de la contrainte décrites par Michel Foucault. Elles laissent place à une autre forme de fonctionnement. Les organisations sociales et politiques du XXIème siècle valorisent les sujets performants, « entrepreneurs d’eux-mêmes ». (p. 51). On reconnaît les slogans de pacotille que le capitalisme financiarisé diffuse par le biais de successtories exemplaires, de la peopolisation des acteurs de la vie publique et du supposé bonheur attaché à la flexibilité vis-à-vis des contraintes. La société de la performance produit de la dérégulation qui n’a d’autre conséquence que de conduire à « une abolition générale des limites et à un monde sans barrière ». (p. 18). L’auteur rejoint les constats de chercheurs en sciences sociales qui observent les évolutions du travail, de la relation de l’individu au travail et ses dérives néolibérales. L’affirmation Yes, we can symbolise pour lui le passage de la société de la discipline à celle de la performance. L’individu est valorisé à l’extrême. Il lui est demandé de participer à la vie sociale et publique par « les projets, les initiatives et la motivation » (p.52) qui remplacent peu à peu « les interdits, les règles, et les lois ». Selon l’auteur, l’acceptation de l’idéologie de la performance permet d’intérioriser la discipline ce qui rend « le sujet performant plus rapide et plus productif que le sujet obéissant ». (p.53). La thèse de la fatigue d’être soi décrite par Alain Ehrenberg, (La fatigue d’être soi. Dépression et société, 2008) sans être invalidée, est estimée trop restrictive par Byung-Chul Han. Ce n’est pas devenir soi-même qui conduit à la fatigue ou à la déprime mais davantage la « pauvreté des liens, la fragmentation croissante et l’atomisation du social ». (p. 54). Ce que met en cause Byung-Chul Han est la violence spécifique aux sociétés de la performance « qui suscite des infarctus psychiques ». Là où Erhenberg voit l’individu fatigué par la quête d’une identité qui lui permettrait de devenir lui-même, Byung-Chul Han met en question « l’impératif de la performance » (p. 55) qui somme chacun de répondre à des injonctions qui ont une capacité destructrice. Celles-ci s’imposent comme la « nouvelle règle du travail postmoderne ». Le sujet performant est celui qui définit lui-même les limites dans lesquelles il souhaite agir. Sans le dire explicitement, Byung-Chul Han fait du consentement la matière vive des sociétés de la performance. Le sujet estime agir selon des critères qu’il définirait lui-même. Le nouveau management n’encense-t-il pas les notions d’employabilité, de dépassement de soi, d’investissement hors limite, d’adhésion aux normes de l’entreprise ? Ce sujet performant récuse le collectif et valorise à l’extrême l’individualisme comme posture postmoderne indépassable. Byung-Chul Han souligne avec force que ce sujet « est seigneur et maître de lui-même… il n’est soumis à personne, disons plutôt qu’il n’est soumis qu’à lui-même ». (p.56) en mettant en place ses propres critères de contrôle. L’auteur use d’un oxymore éclairant pour souligner le paradoxe qui anime le sujet performant. Il agit, dit-il, dans le cadre d’une « liberté contraignante » ou « d’une contrainte libre » (p.57) dont la dimension de simulacre lui échappe. « L’excès de travail et de performance s’accentue jusqu’à devenir exploitation de soi-même ». Cette évolution masque sa dimension équivoque car elle gomme l’exploitation par un tiers par le fait qu’elle cohabite avec « un sentiment de liberté ». (p. 57). Marx battu aux points ! L’image de l’exploité se superpose sur celle de l’exploitant. Les affections psychiques de la société de la dépression ne découlent pas de la soumission mais du consentement de l’individu. Elles se dévoilent comme des « manifestations pathologiques de cette liberté paradoxale ». (p. 57).
L’appel à toujours plus de performance oblige l’individu à des comportements multitâches qui affectent les formes traditionnelles de l’attention. L’homme postmoderne devient l’homme orchestre de dispositifs numériques de plus en plus sophistiqués. Byung-Chul Han voit dans la modification des modalités de l’attention la mise en danger des « productions culturelles de l’humanité et notamment de la philosophie ». (p. 61). La stimulation excessive, l’hyper-attention, n’est ni propice à la création ou à la pensée en raison de la succession rapide « entre différentes tâches, sources d’information et différents processus ». L’auteur rappelle à ce propos que Walter Benjamin estimait que l’ennui conduisait à « la détente intellectuelle ». (W. Benjamin, La raconteur, éditions Circé, 2014). De quelle création ou de quelle pensée peut se prévaloir le sujet performant si son attention ne connaît pas de mise en repos, si l’hyper-attention s’impose comme une norme sans alternative ? La mise au premier plan de la performance ne laisse pas d’espace à l’étonnement. « Ce n’est que si l’on demeure contemplatif que l’on a accès au lent et à la lenteur ». Dans le même esprit, le romancier Milan Kundera, avait montré dans une fiction (Eloge de la lenteur, 1993) les atouts d’une vie lente pour sauvegarder la mémoire. En définitive, selon l’auteur, l’homme performant court au devant « d’une régression » (p.59) en s’en remettant sans discernement à la toute puissance d’une société qui tient la pathologie et l’excès pour la normalité.
Le chapitre Vita activa offre une réfutation de l’approche d’Hannah Arendt qui défend la supériorité de la vie active contre la vita contemplativa. (La condition de l’homme moderne, réédition 1994). Pour la philosophe qui fut l’élève de Heidegger, la société moderne, société du travail, abaisse les hommes « au niveau de l’animal laborans, l’animal qui travaille ». (p. 66). En effet, selon elle, le travail englobe toutes les fonctions humaines. L’auteur fait du personnage du récit éponyme de Melville, Bartleby, (éditions Flammarion, 1959) le prototype du monde du travail inhumain « dont les habitants sont tous dégradés au rang d’animal laborans ». (p. 83). Face à l’hyper-valorisation du travail, « érigé en principe absolu », Byung-Chul Han avance une autre vision construite à la lumière des conditions de la société de la performance bien décrites dans les deux premiers chapitres de l’ouvrage. Celle-ci a succédé à la société du travail. Selon l’auteur, le passage de l’une à l’autre a transformé l’animal laborans. Il est devenu «hyperactif et hyper-névrosé ». Si les mondes postmodernes sont caractérisés par une « nerveuse agitation » (p. 69), il en résulte que la vie est placée sous le signe de l’éphémère, c’est à dire « le manque d’être » qui s’incarne dans ce que l’auteur nomme « la vie nue » (p. 70), vie sans consistance où les instants s’équivalent, régulés par « l’hystérie du travail et de la production ». (p. 71). Byung-Chul Han renverse les propositions : puisque la performance est de l’ordre de l’acceptation individuelle, « la dialectique du maître et de l’esclave ne mène finalement pas à une société où chacun est un homme libre capable d’avoir aussi des loisirs ». Dans une société où tout est travail, « le maître lui-même est devenu un esclave au travail ». Le harcèlement moral, la fin de la coupure vie privée/vie professionnelle installée par l’emprise des technologies numériques sur le déroulement de l’activité de production attestent de la validité de la thèse de Byung-Chul Han. Les cadres et les dirigeants jadis protégés par leurs statuts affrontent aujourd’hui, comme leurs subordonnés, les contraintes liées aux exigences de l’idéologie de la performance. Suprême supériorité de ces sociétés « où l’exploitation est possible sans maîtres » ! (p. 72). Citant Cicéron, Byung-Chul Han voit dans la vita contemplativa l’unique ressource qui pourrait faire « de l’homme celui qu’il doit être ». (p. 74). Nietzsche dans le Crépuscule des idoles ne formule-t-il pas la nécessité de donner un sens nouveau à cette contemplation qu’il décrit « comme une résistance aux stimuli insistants qui s’imposent à nous » ? (p. 76). L’auteur fait de cette démarche choisie l’antidote de l’illusion de penser « que plus on devient actif, plus on est libre ». (p. 76). En ce sens, l’hyperactivité de l’individu postmoderne obère sa liberté. Un sujet libre est responsable de ses choix et de ses engagements. L’est-il si la possibilité de dire "non" ne lui est pas reconnue, si la dictature de la performance l’empêche d’être lui-même ? « L’hyperactivité est paradoxalement une forme extrêmement passive du faire ; elle n’autorise plus aucune action libre ». (p. 82). Pour satisfaire à l’exigence de la performance, l’homme postmoderne n’a d’autres ressources que de consentir au dopage permanent. Être actif sans répit conduit inévitablement à « une fatigue et un épuisement excessifs ». (p. 94). Byung-Chul Han met en regard la fatigue de la société de la performance « qui provoque solitude et isolement » à la fatigue décrite par l’écrivain Peter Handke dans son Essai sur la fatigue (1991) comme « une religion immanente » (p.100), « une fatigue expressive, voyante, qui unit » (p. 95) alors que la fatigue « d’épuisement est une fatigue de la puissance positive ». (p. 99). Handke voit la fatigue comme une possibilité de ré-enchantement de soi. Cette fatigue « de communauté » s’oppose à la fatigue postmoderne « rend incapable de faire quelque chose ».
Cet ouvrage, mince par son volume mais doté d’une grande puissance réflexive, mériterait d’être médiatisé auprès des acteurs de la vie publique afin que les constats qu’il porte puissent inspirer les décisions et les politiques qui en découlent. On se permettra de regretter une écriture tournée vers l’efficacité qui, si elle dévoile une grande facilité évocatrice dans une proximité avec certains écrits situationnistes (Debord), reste fermée sur elle-même. L’ouvrage recèle néanmoins de nombreuses formules bien frappées. Toutefois, le lecteur aurait envie d’aller au-delà du simple énoncé des constituants des pathologies de la performance et aurait apprécié de voir la thèse de l’ouvrage mise en regard et en tension avec d’autres approches. Suggérer un lien avec des travaux de sciences humaines et sociales aurait repoussé l’écueil de la pure démonstration, fut-elle élégamment construite. Exemples et références éclaireraient significativement l’inexorable avancée des signes de la société de la fatigue. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage nous alerte en suggérant que l’usure et le malaise dépressif s’imposent pour longtemps comme les perspectives de l’homme postmoderne décidément fermé à la joie et au partage de la simplicité. La société de la fatigue est à découvrir au prisme de notre devenir. Sa lecture pourrait être notre dernière boîte de vitamines.
Byung-Chul Han, La Société de la fatigue, éditions Circé, Berlin, traduction française 2014, 114 pages.