Mariategui ne prêchait aucunement un retour au passé : pour lui, reconnaître le rôle des traditions communautaires indigènes « ne signifie absolument pas une tendance romantique et antihistorique de reconstruction ou résurrection du socialisme inca, qui a correspondu à des conditions historiques complètement dépassées », mais tout simplement prendre en considération, « comme facteurs utilisables, dans une technique de production parfaitement scientifique, que les habitudes de coopération et socialisme des paysans indigènes. » Le grand mérite et l’originalité de Mariategui a été précisément de revaloriser l’immense potentiel révolutionnaire de la paysannerie indigène, la richesse de sa culture millénaire, la vitalité de ses traditions communautaires, tout en montrant, avec rigueur et réalisme, que la révolution socialiste était la seule solution authentique à ses souffrances, sa misère et son exploitation par les latifundistes. On peut parler de romantisme au sujet de cette sensibilité à l’héritage culturel de Rosa Luxemburg, quand elle fait l’éloge du communisme primitif dans son « Introduction à l’économie politique ».
Ainsi Michael Löwy nous présente-t-il Mariategui.
Lisons-le.
Michel Peyret
José Carlos Mariategui et la révolution permanente
Michael Löwy, 30 juin 2014
On célèbre cette année le [cent vingtième] anniversaire de la naissance de José Carlos Mariategui (1894-1930), le grand marxiste latino-américain et un penseur comparable, par la force et l’originalité de sa pensée, aux grands marxistes européens. [1]
Un des aspects les plus importants – et aussi controversés – de son œuvre est sa conception de la révolution péruvienne et latino-américaine, développée surtout au cours de ses dernières années, souvent en polémique avec Haya de la Torre et son parti (l’APRA, Alliance populaire révolutionnaire américaine). Il s’agit d’une vision stratégique qui présente des analogies frappantes avec la théorie de la révolution permanente.
Mariategui connaissait des écrits de Trotsky (il en avait publié un - sur Lénine - dans sa revue « Amauta », en 1927) ; mais il serait erroné et historiquement faux de croire qu’il avait déduit sa conception de la révolution péruvienne et latino-américaine à partir de cette source. Tout d’abord parce que Trotsky lui-même ne va formuler sa théorie de la révolution permanente, comme thèse de portée universelle, qu’en 1929 ; le livre ne sera publié qu’en 1930, après la mort de Mariategui. En réalité, le fondateur du communisme péruvien arrivera par son propre chemin, par une réflexion autonome et originale, à des conclusions assez proches ou analogues à celles du créateur de l’Armée rouge.
Au moment où Staline formule la doctrine de la révolution par étapes et du bloc des quatre classes, et l’applique (ou fait appliquer) en Chine - avec les conséquences que l’on connaît - Mariategui réagit de façon contradictoire : d’une part il semble accepter, vers 1927-28, la politique chinoise du Komintern ; mais en même temps il s’empresse de lui nier toute validité pour l’Amérique latine : « La collaboration avec la bourgeoisie, et même avec des éléments féodaux, dans la lutte anti-impérialiste chinoise, s’explique pour des raisons de race, de civilisation nationale qui n’existent pas entre nous. Le Chinois noble ou bourgeois se sent profondément chinois... En Indo-Amérique, les circonstances ne sont pas les mêmes. L’aristocratie et la bourgeoisie ne sont pas les mêmes. L’aristocratie et la bourgeoisie « criollas » ne se sentent pas solidaires avec le peuple par le lien d’une histoire et d’une culture communes. »
Plus tard, en 1929, il reconnaîtra son erreur par rapport à la Chine : « La trahison de la bourgeoisie chinoise, la rupture du Kuomintang(...) ont démontré combien on pouvait peu faire confiance, même dans des pays comme la Chine, au sentiment nationaliste révolutionnaire de la bourgeoisie. » [2].
« Populiste ? »
Quoi qu’il en soit par rapport à l’Orient, il est convaincu que la bourgeoisie locale ne pourra pas jouer un rôle démocratique révolutionnaire au Pérou et en Amérique latine. Il écrit par exemple en 1927-28 : « Il n’existe pas au Pérou, et n ’a jamais existé, une bourgeoisie progressiste, avec une sensibilité nationale. » [3]. C’est pourquoi il se tourne de façon active vers les ouvriers et les paysans en tant que force motrice de la révolution péruvienne, et fonde en 1928, la Centrale générale des travailleurs péruviens (CGTP).
Les écrits de Mariategui sur la paysannerie indigène au Pérou et en Indo-Amérique lui ont valu, de la part de porte-parole soviétiques (staliniens) l’épithète de « populiste ». Selon V.M. Miroshevski, le principal représentant de cette critique « orthodoxe », la principale hérésie de Mariategui consistait à croire à la possibilité d’une révolution socialiste au Pérou, niant la nécessité d’une étape préalable, la« révolution démocratico-bourgeoise, anti-féodale et anti-impérialiste (…) pour fonder son affirmation du caractère socialiste de la révolution immédiate au Pérou, il faisait appel à des arguments qui partent du romantisme nationaliste, de l’idéalisation du régime social inca, de la fétichisation « populiste » de la communauté paysanne » [4].
Il est vrai qu’il a, dans plusieurs essais et articles, avancé l’idée hétérodoxe que les traditions communautaires (précolombiennes) des indigènes péruviens pourraient constituer le point de départ pour une réorganisation socialiste des campagnes. Si cela était suffisant pour caractériser une théorie comme populiste, Marx lui-même aurait été un penseur « populiste ». Comme on le sait, il avait, à plusieurs reprises - et notamment dans la préface à l’édition russe du Manifeste communiste (1882) - défendu exactement cette idée, par rapport à la communauté paysanne russe traditionnelle (obschtina)...
En réalité, les idées de Mariategui ne sauraient nullement être assimilées au populisme. D’une part, parce que pour lui (comme pour Trotsky) l’émancipation des paysans ne pourra se réaliser que par une révolution prolétarienne, à la fois socialiste et démocratique (« anti-féodale » pour utiliser la terminologie de l’époque, passablement imprécise) : « Dans notre Amérique espagnole, encore semi-féodale, la bourgeoisie n’a pas su ni voulu accomplir les tâches de liquidation de la féodalité (…). Il échoit au socialisme cette entreprise. La doctrine socialiste est la seule qui peut donner un sens moderne, constructif, à la cause indigène, qui, située sur son véritable terrain social et économique (...) peut compter pour l’accomplissement de cette tâche avec la volonté et la discipline d’une classe qui apparaît aujourd’hui dans notre processus historique : le prolétariat ».
D’autre part, parce qu’il ne prêchait aucunement un retour au passé : pour lui, reconnaître rôle des traditions communautaires indigènes« ne signifie absolument pas une tendance romantique et antihistorique de reconstruction ou résurrection du socialisme inca, qui a correspondu à des conditions historiques complètement dépassées », mais tout simplement prendre en considération, « comme facteurs utilisables, dans une technique de production parfaitement scientifique, que les habitudes de coopération et socialisme des paysans indigènes. » [5]
Tentative de récupération
Le grand mérite et l’originalité de Mariategui a été précisément de revaloriser l’immense potentiel révolutionnaire de la paysannerie indigène, la richesse de sa culture millénaire, la vitalité de ses traditions communautaires, tout en montrant, avec rigueur et réalisme, que la révolution socialiste était la seule solution authentique à ses souffrances, sa misère et son exploitation par les latifundistes. On peut parler de romantisme au sujet de cette sensibilité à l’héritage culturel de Rosa Luxemburg, quand elle fait l’éloge du communisme primitif dans son « Introduction à l’économie politique ».
Après avoir traité Mariategui de « populiste », les staliniens vont essayer, quelques années plus tard, de le « récupérer » en réinterprétant ses écrits à la lumière de la doctrine kominternienne de la révolution par étapes. Ils essaieront de légitimer cette lecture déformante en se référant à un ou deux paragraphes de son œuvre, extraits de leur contexte. Par exemple, ils citent avec insistance le passage suivant du Programme du Parti socialiste, rédigé par Mariategui en octobre 1928 : « Seule l’action prolétarienne peut stimuler d’abord et réaliser ensuite les tâches de la révolution démocratique-bourgeoise, que le régime bourgeois est incapable de développer et d’accomplir (...) Accomplie son étape démocratico-révolutionnaire, la révolution devient par ses objectifs et sa doctrine révolution prolétarienne. » [6].
Or, ce texte peut être lu et interprété aussi bien dans une optique « permanentiste » que dans une optique « étapiste » ; pour décider quelle interprétation est adéquate, il y a pourtant une solution évidente : confronter ce passage avec l’ensemble des écrits de Mariategui à cette époque. Par exemple, dans l’éditorial de la revue Amauta n° 17, de septembre 1928, Mariategui souligne de façon explicite, radicale et sans équivoque la nécessaire fusion des tâches démocratiques et socialistes dans la révolution en Amérique latine : « La révolution latino-américaine ne sera rien de plus ni rien de moins qu’une étape, une phase de la révolution mondiale. Elle sera purement et simplement la révolution socialiste. Vous pouvez ajouter à ce mot, suivant le cas, tous les adjectifs que vous voudrez : "anti-impérialistes", "agraire", "nationaliste révolutionnaire". Le socialisme les implique, les précède, les embrasse tous. A l’Amérique du Nord capitaliste, ploutocratique, impérialiste, il n’est possible d’opposer efficacement qu’une Amérique latine ou ibérique socialiste. L’époque de la libre concurrence en économie capitaliste est révolue dans tous les domaines et tous les aspects. Nous sommes entrés à l’époque des monopoles, c’est-à-dire des empires. Les premières places sont maintenant définitivement attribuées. La destination de ces pays, dans l’ordre capitaliste, est celle de simples colonies. » (7).
On peut considérer certaines de ces formulations comme excessives ou trop schématiques : « semi-colonies » (ou pays dépendants) serait plus précis que « simples colonies » ; et la définition de la révolution comme « purement et simplement » socialiste semble sous-estimer le poids des tâches démocratiques (qui sont énumérées par la suite). Mais ce qu’on ne peut faire à aucun prix, sous peine de falsification totale, est de présenter l’auteur de ces lignes comme un partisan de la révolution par étapes.
Ces idées sont reprises, sous des formes et accents divers, dans plusieurs autres écrits de Mariategui pendant ces années 1928-30. Mentionnons seulement le plus célèbre, le document « Point de vue anti-impérialiste » présenté par Mariategui à la Conférence Communiste Latino-Américaine de juin 1929 (Buenos Aires) : « Ni la bourgeoisie, ni la petite-bourgeoisie ne peuvent mener au pouvoir une politique anti-impérialiste (…). Sans négliger l’emploi d’aucun élément d’agitation anti-impérialiste, ni aucun moyen de mobilisation des secteurs sociaux qui éventuellement pensent participer à cette lutte, notre mission est d’expliquer et démontrer aux masses que seule la révolution socialiste est en mesure d’opposer une barrière véritable et définitive à l’avance de l’impérialisme. » [7]. Encore une fois, on peut considérer que cette formulation sous-estime les aspirations anti-impérialistes de la petite-bourgeoisie (ou au moins de ses secteurs radicalisés) mais rien ne serait plus absurde que de faire de son auteur un théoricien du bloc des quatre classes et de l’alliance avec la bourgeoisie nationale contre l’impérialisme.
La nature de la révolution
En tous cas, ses thèses ont été rejetées par Vittorio Codovilla et les auteurs responsables communistes « orthodoxes » lors de la conférence de Buenos Aires : comme l’observe Ricardo Galindo dans son remarquable livre « l’Agonie de Mariategui », tandis que l’Internationale voulait lutter pour une révolution « démocratique bourgeoise », Mariategui et ses camarades refusaient de considérer le capitalisme comme un progrès et se donnaient pour objectif une révolution socialiste [8].
En d’autres termes : l’idée de la dynamique socialiste de la révolution péruvienne et latino-américaine se trouve au cœur de la réflexion politique de José Carlos Mariategui au cours des années 1928-30, dans ce qu’elle avait de plus original et novateur par rapport à la doctrine aussi bien de l’APRA que du communisme officiel. Il serait artificiel d’identifier sa conception avec celle, plus systématique, de transcroissance de la révolution démocratique en socialiste et d’articulation entre tâches nationales, agraires et socialistes que Trotsky est en train de formuler exactement à la même époque et qu’il publiera dans « La Révolution permanente » en 1930 ; mais la similitude de la visée politique fondamentale, l’analogie de la démarche essentielle des deux sont indéniables.
Un « trotskyste » !
Il semble qu’au cours de la Conférence des Partis communistes latino-américains de 1929, l’accusation de « trotskysme » aurait été lancée contre Mariategui. Il s’agissait, bien entendu, d’une inexactitude, mais elle avait son « noyau rationnel » : les thèses de Mariategui sur la révolution latino-américaine étaient plus proches de celles de l’Opposition communiste de gauche que celles de la direction stalinienne du Komintern [9].
Plus tard, dans leur étape de « récupération » de Mariategui, certains auteurs staliniens le présenteront comme « antitrotskyste », sous prétexte de sa polémique contre le « trotskyste » Max Eastman dans son livre Défense du marxisme (1930). Or, non seulement Max Eastman avait peu de chose à voir avec le trotskysme, mais aussi et surtout, dans ce livre Mariategui se réfère à Trotsky comme un exemple illustre, ensemble avec Marx, Lénine et Rosa Luxemburg, de l’unité entre l’homme d’action et de pensée. [10]
Internationaliste convaincu, Mariategui suivait de près les débats au sein du PCUS ; sans prendre position explicitement pour une tendance ou l’autre. Dans un article de 1928, tout en considérant la victoire de Staline comme une étape inévitable de la révolution russe, et le résultat d’un repli national provisoire, il salue en Trotsky le dirigeant qui représente « la sensibilité internationale de la révolution socialiste. Ses écrits notables sur la stabilisation transitoire du capitalisme le situent parmi les critiques les plus lucides et pénétrants de l’époque. Mais cette même sensibilité internationale de la révolution, qui lui donne tant de prestige sur la scène mondiale, lui enlève sa force, pour le moment, dans la pratique de la politique russe. » [11].
Un an après (février 1929), quand Staline exilait le dirigeant d’Octobre en l’expulsant d’URSS, Mariategui écrit un article ou apparaît cette formule prémonitoire : « La révolution russe doit sa valeur internationale, œcuménique, son caractère de phénomène précurseur de l’essor d’une nouvelle civilisation à la pensée que Trotsky et ses camarades revendiquent avec toute leur vigueur et cohérence. Sans une critique vigilante, qui est la meilleure preuve de la vitalité du Parti bolchevik, le gouvernement soviétique court probablement le danger de tomber dans un bureaucratisme formaliste, mécanique. » [12].
Ni « trotskyste », ni « antitrotskyste », Mariategui était un révolutionnaire marxiste conséquent, un anti-impérialiste et internationaliste authentique, et sa pensée appartient à tous ceux qui luttent, comme lui, pour la révolution socialiste au Pérou, en Amérique latine et dans le monde entier.
Texte publié initalement dans la revue « Inprécor », n°385, novembre 1994. Retranscription pour Avanti4.be.
Bibliographie en français :
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José Carlos Mariátegui, Álvaro García Linera, « Indianisme et paysannerie en Amérique latine. Socialisme et libération nationale ». Editions Syllepse, Collection "Mille marxismes", Paris, 2013.
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José Carlos Mariátegui, « Sept essais d’interprétation de la réalité péruvienne », Editions Maspero, Paris, 1968.
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José Carlos Mariátegui, « Le problème de la terre », Tricontinentale, Maspero n°1, février 1968.
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José Carlos Mariátegui, « Point de vue anti-impérialiste », in M. Löwy, « Le Marxisme en Amérique Latine », Editions Maspero, Paris, 1980.