" Au retour, je m'établis à Lyon dans un lieu modeste. Je remplissais la chambre meublée avec le contenu de mes pauvres cartons. J'étais seul et ce n'était pas gênant. Je n'envisageais pas de rencontrer quelqu'un, comme on le pense quand on est seul : je ne cherchais pas l'âme sœur. Je m'en moque car mon âme n'a pas de sœurs, et non plus de frères, elle est fille unique à jamais, et de cet isolement aucun lien ne la fera sortir. Et puis j'aimais les célibataires de mon âge qui vivaient seules dans de petits appartements, et qui, quand je venais, allumaient des bougies et se lovaient sur leur canapé en entourant leurs genoux de leurs bras. Elles attendaient de sortir de là, elles attendaient que je dénoue leurs bras, que leurs bras puissent étreindre autre chose que leurs genoux, mais vivre avec elles aurait détruit cette magie tremblante de la flamme qui éclaire les femmes seules, cette magie des bras refermés qui enfin s'ouvraient pour moi ; alors une fois leurs bras ouverts je préférais ne pas rester...
Alexis Jenni : extrait de " L'art français de la guerre" Gallimard 2011