Un peu de soleil dans l’eau froide (1969) Gilles déprime. Il ne se passionne plus pour rien, ce qui convient mal à son métier de journaliste. Depuis trois mois qu’il va mal, ses amis se sont éloignés. Et Eloïse, qui partage sa vie, s’interroge. Tous ceux qui voudraient l’aider l’énervent par leur tendance à raconter « leur » dépression. Comme si c’était la même chose ! Victime du mal de l’époque, Gilles se réfugie à la campagne du côté de Limoges, chez sa sœur Odile. Là, même les plaisirs simples goûtés dans le passé se refusent à lui. Rien ne semble pouvoir le ranimer. Sinon l’intérêt soudain que lui porte la belle Mme Silvener, épouse d’un notable et reine de la ville. Quand elle entreprend de l’aimer, Gilles ne voit plus qu’elle. Et ses soucis s’évanouissent comme ils étaient venus. Françoise Sagan raconte la mutuelle attirance charnelle comme personne. Gilles et Nathalie sont poussés par des forces auxquelles ils résistent d’autant moins qu’elles les dépassent – et qu’elles ont, entre autres vertus, celle de guérir Gilles. Mais Françoise Sagan raconte aussi comme personne les ambiguïtés d’une relation installée dans une période de faiblesse et de résurrection. N’étant pas vraiment lui-même, le journaliste n’a pu laisser entrevoir à sa nouvelle maîtresse ce que pourrait être leur relation. Veule et instable, comme le dit Jean, son meilleur ami, Gilles n’est pas long à retomber dans ses habitudes passées et à refermer les portes qui avaient laissé entrer un peu d’air frais. Pour le malheur de Nathalie.
Des bleus à l’âme (1972) De février 1971 à avril 1972, Françoise Sagan écrit Des bleus à l’âme, l’histoire de jeunes Suédois à Paris qui vivent comme des personnages dans les romans de Sagan. Dans le même temps, et cela est beaucoup moins habituel, la romancière de Bonjour tristesse raconte comment elle écrit ce livre, dans quelles circonstances, dans quel état d’esprit. Comment elle abandonne le roman pendant six mois et comment elle le reprend. A quel point ses personnages l’accompagnent sans lui ressembler tout à fait. Pour mieux se défendre, ensuite, d’aimer ce monde qui est le sien et qu’elle revisite avec beaucoup de charme, comme on l’aime dans ses romans à la fois si légers et si graves, où rien ne semble avoir d’importance et où, pourtant…
Le lit défait (1977) Tout est spectacle pour les gens de théâtre. Le lit défait est beaucoup plus que l’espace où se rencontrent deux corps affamés l’un de l’autre. Il est le lieu des affrontements, des malentendus, des engagements définitifs et des trahisons. Béatrice est comédienne et jamais ses mots d’amour ne semblent si sincères que joués devant un public. Edouard, jeune auteur plein de promesses, a été largué par elle cinq ans plus tôt, ignorant qu’il passait dans sa vie comme un caprice. Mais la passion chez lui n’a pas faibli et ses retrouvailles avec Béatrice sont un superbe cadeau. Dont il se demande sans cesse s’il n’est pas empoisonné. Antoine est sur ses gardes. Il sait que Béatrice est incapable de résister à la promesse du plaisir et que la notion de fidélité physique lui est inconnue. Elle aura d’ailleurs l’occasion de le lui prouver encore. Mais, s’il en est blessé, il découvre aussi qu’il aime cette femme comme elle est, y compris dans ses appétits. Tandis qu’elle, à sa grande surprise – et à celle encore plus grande de son entourage –, doit reconnaître qu’elle est, pour la première fois, vraiment amoureuse. Ce roman de boulevard s’effiloche parfois en scènes superflues. Il arrive que Béatrice soit légère jusqu’à la caricature et qu’Edouard nourrisse son inquiétude d’indices insignifiants. Mais Françoise Sagan rappelle ici qu’elle a aussi écrit pour le théâtre et ses dialogues font mouche tandis que les personnages secondaires donnent de l’épaisseur à un récit fragile.
La laisse (1989) Malgré tout le bien qui se dit à Paris de ce nouveau roman de Françoise Sagan, La laisse est un ouvrage d’une rare faiblesse, où l’auteur de Bonjour tristesse s’est laissée emporter au fil de la plume sans déposer entre ses phrases ces légers mais douloureux coups de griffe avec lesquels elle a l’habitude, comme un chat qui ronronne sur les genoux, de montrer qu’elle aime son lecteur. C’est d’autant plus regrettable que le retour de l’enfant prodigue – il y avait 26 ans que Sagan n’avait pas publié chez Julliard qui fut, dans des circonstances romanesques souvent racontées, son premier éditeur – aurait mérité un peu plus de tenue. Puisqu’il faut bien se contenter de la nourriture fade qu’elle nous a servie cette fois-ci – en attendant, elle le doit à son public, des retrouvailles avec le talent – disons un mot de cette laisse dorée avec laquelle Laurence croit tenir Vincent, son mari musicien. Elle a de l’argent, il n’en a pas. Elle lui en donne donc, chichement. Jusqu’au jour où, à défaut de génie dans l’interprétation de grandes œuvres classiques, Vincent se révèle capable d’écrire une musique de film qui devient un « tube ». L’argent lui vient, mais il n’est pas assez noble pour Laurence. Il est, en revanche, assez abondant pour les parents de celle-ci… Ce pauvre drame de riches bourgeois manque de nerfs et s’enlise dans des considérations d’une extrême banalité. Tant pis pour nous.
Les faux-fuyants (1991) Rien de plus artificiel que l’argument des Faux-fuyants, le nouveau roman de Françoise Sagan : quatre Parisiens, mondains bon teint, se trouvent lancés sur les routes de la France profonde dans la cohue de l’exode en juin 1940. Leur Chenard et Walcker (c’est leur voiture) rutilante se frotte à la piétaille et essuie même les tirs de Stukas allemands. Pour comble de malheur, voilà le chauffeur qui, un instant auparavant, était encore assez vif pour s’occuper du pique-nique, atteint par une balle fatale – ou plusieurs, passons sur les détails. Bruno Delors et sa maîtresse Luce Ader, Diane Lessing et Loïc Lhermitte, personnages hautement insignifiants autant que satisfaits d’eux-mêmes, se trouvent coincés en pleine campagne. Arrive alors, tel un ange salvateur, le bon paysan : « Ce personnage bucolique était de taille moyenne, les cheveux et les yeux châtains, avec un visage mince et typiquement français, le nez décidé et charnu sur une bouche nette aux coins relevés. Son corps, mince et musclé au gré des travaux paysans, montrait un torse vigoureux sur des hanches étroites, un torse hâlé sur le bronzage duquel se découpait un maillot de corps parfaitement blanc. » C’est là – on en est à peine à la trentième page – qu’on se dit : la Sagan des champs eût mieux fait de rester à la ville, elle n’est pas faite pour les climats de fuite en avant, de désespoir sur fond de paysages agricoles. Les clichés se mettent à surgir de partout, avec un ensemble touchant. La grande ferme en « L » est rustique, la machine à moissonner est baroque et de guingois, comme un animal préhistorique, etc. Voit-on bien comment le trait est grossi ? Trop, évidemment, pour que ce ne soit pas volontaire de la part d’une Françoise Sagan trop fine mouche pour ignorer ce qu’on pourrait lui reprocher. Donc, elle s’amuse, elle n’en rate pas une : Luce, la jolie jeune femme habituée à un amant très convenable, va se jeter dans les bras du rude paysan avec lequel elle connaîtra des joies nouvelles ; Loïc, qui a pour toute expérience de la vie les antichambres des ambassades, prend un plaisir inattendu à moissonner ; Bruno, en revanche, qui ne prétend pas s’abaisser aux travaux de la ferme, se paie une magnifique insolation et des moments de délire amoureux en compagnie de l’idiot du village ; Diane frétille sous le regard égrillard de Ferdinand, un autre paysan, qui la traite de petite femme bien chaude – et elle découvre stupéfaite que ce compliment la ravit. Cela devient si énorme que tous les doutes se lèvent et que le lecteur se met à s’amuser lui aussi de cette partie de campagne incongrue. On en oublie que c’est la guerre pour ne plus s’inquiéter que des rapports entre deux mondes qui ne sont pas du tout faits pour se comprendre et qui d’ailleurs ne se comprennent guère. Car, si ces clichés ont été épinglés par Françoise Sagan comme par une collectionneuse maniaque, c’est parce que tout est vu à travers la lorgnette de ces Parisiens bien peu décidés à retrousser leurs manches pour mériter leur quignon de pain. Et ils ont beau trouver les paysans ridicules, ce sont eux qui sombrent dans l’imagerie la plus désuète et ne trouvent grâce à nos yeux qu’aux rares moments où ils se mettent à l’unisson de ceux qui les ont recueillis. Lorsque les Parisiens retournent vers leur territoire, on ne sait plus trop s’ils sont soulagés à l’idée de retrouver un monde qu’ils connaissent mieux ou mélancoliques de quitter quelque chose de plus authentique qu’ils auraient rencontré. On ne le saura de toute manière pas : dans une ultime pirouette, Françoise Sagan leur donne une tout autre fin, qui termine le roman à la manière dont il avait débuté. Comme si cette parenthèse n’avait pas existé.
Répliques (1992) Françoise Sagan a bien de la chance : elle a réalisé le genre de livre qu’Antoine Blondin (cité en épigraphe de Répliques) n’a pas eu le temps de faire. Il racontait à tous les journalistes ce que pourrait être, quand il l’écrirait, son prochain roman. Et il comptait bien rassembler un jour ces propos épars qui seraient devenus le livre sans avoir besoin de l’écrire… Avec Répliques, ce n’est cependant pas un roman que signe Françoise Sagan mais un long entretien avec elle-même, sur base de ce que les journalistes ont publié après l’avoir rencontrée. Ce n’est pas la première fois qu’elle pratique ce genre de collage. En 1974, déjà, elle avait donné Réponses, condensé de vingt ans d’entretiens. Voici le résultat de près de vingt autres années, au cours desquelles se sont égrenés des noms de journalistes parmi lesquels se trouvent cités Jacques De Decker, pour Le Soir, et Michel Lambert, pour Télémoustique. Lire un entretien avec Françoise Sagan est bien pratique : on comprend tout ce qu’elle dit. Il faut croire que ses interlocuteurs de la presse écrite sont de bons décodeurs de ses bafouillages qui, à la télévision, passent… comme ils passent, syllabes brouillées et mots plus ou moins inachevés. Le confort est ici, au contraire, total, et permet d’apprécier ce qui, en dehors de son débit de voix précipité, fait le charme de Françoise Sagan : un parfait naturel, une sorte de naïveté qui lui fait répondre ce qu’elle pense sans précautions oratoires, comme on se lance à l’eau. Le résultat pourrait passer, dans la bouche (ou sous la plume, car Françoise Sagan a parfois retouché ses répliques) de tout autre écrivain, pour un excès de prétention : « Un été, je me souviens d’avoir travaillé pratiquement sans interruption. Il n’avait pas plu depuis très longtemps et, à l’instant même où j’achevais mon manuscrit, un violent orage éclata sur Paris. Comme tout le monde attendait cette pluie, je me suis dit que j’aurais dû finir plus tôt ce roman. » On savait que tout créateur était un peu sorcier, mais pas à ce point ! Elle parle de tout, de ses défauts comme de ses qualités, avec la même sincérité apparemment non étudiée, et ne refuse pas d’aborder les grands sujets : « Je n’ai pas le même point de vue sur la mort que ceux qui ne l’ont jamais vue de près. Avoir entrevu la mort lui enlève beaucoup de prestige. Du coup, je suis peut-être une des personnes au monde qui a le moins peur de la mort. La mort, c’est le noir, le néant total, mais ce n’est pas terrifiant du tout. » Ainsi parle Françoise Quoirez, dite Sagan, petite bonne femme qui n’a pas peur des mots…
Le miroir égaré (1996) Si l’on compte bien, voici le vingtième roman de Françoise Sagan, pareille à elle-même dans ses électrocardiogrammes sentimentaux. La légende Sagan a encore frappé. Depuis Bonjour tristesse, il y a quarante-deux ans, elle n’a cessé d’afficher Un certain sourire malgré les Bleus à l’âme que La chamade pouvait provoquer, ou non, chez La femme fardée. Et chaque apparition romanesque de sa célèbre (et très surfaite) petite musique mobilise de nouveaux lecteurs émus de retrouver non seulement un savoir-faire de qualité mais aussi une authentique attention aux mouvements imprévus du cœur, quand les circonstances le font déraper des rails sur lesquels semblait s’inscrire son histoire et qu’on rattrape la situation comme on peut… Certes, la magie n’agit pas dans tous ses livres. Il en est même, comme Un chagrin de passage – paru il y a deux ans –, qui sont franchement navrants. Du coup, par effet de contraste, on est plutôt heureux de retrouver Sagan, sinon à son meilleur niveau, au moins sur un registre plaisant dans Le miroir égaré. L’histoire se résume en quelques lignes : François adapte des pièces de théâtre avec Sybil, sa compagne. Séduit par Mouna, la nouvelle co-directrice d’un théâtre parisien, il accepte d’apporter des modifications importantes à un texte et trompe doublement Sybil : physiquement, avec Mouna dont peut-être seul le parfum le trouble, et moralement, en donnant à une pièce tragique une connotation humoristique plus commerciale mais moins fidèle à la version originale. A la fin de l’histoire, il n’aura pas gagné grand-chose, sinon un chèque, mais peut-être perdu tout le reste : Sybil bien sûr, Mouna sans doute. Il n’y a donc pas, dans l’argument, de quoi crier au génie. Mais qu’importe l’histoire pourvu qu’elle soit racontée de manière plaisante ! Et les détours qu’emprunte Françoise Sagan en compagnie de ses personnages ont souvent de quoi faire naître l’intérêt. Reconnaissons aussi qu’elle possède, dans l’écriture, des moments de grâce pendant lesquels les mots se bousculent dans un semblant de désordre qui crée cependant une harmonie très agréable. Par exemple, quand François éprouve un sentiment de bonheur : « Ce bonheur confus, rare, inexplicable et aberrant, ce bonheur aussi physique que poétique d’être né dans ces folies, ces circonvolutions astrales, dans ces gigantesques tourbillons issus de mille anéantissements préalables, le bonheur de faire partie de ce monde sauvage, inconcevable et incompris. » Il y a de la joie et du chagrin, ni l’un ni l’autre ne semblant porter à conséquence, en tout cas ne pas être assez forts pour infléchir définitivement le cours d’une vie. Les petits accidents de parcours, cependant, laissent des traces qui creusent des ornières, et on les reprendra au prochain passage, en les marquant encore un peu plus, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’en sortir. C’est exactement ce que vit François, dans l’enthousiasme et la désolation, emporté par le fugace bonheur de séduire au risque de ne plus retrouver son image ensuite : le miroir dans lequel il se voyait est égaré. Mais Le miroir égaré est d’abord celui que François et Sybil croisent dans le couloir d’un théâtre et auprès duquel ils trouvent ce qui sera peut-être leur dernier bonheur profondément partagé. Quand on fera, plus tard (le plus tard possible), le bilan de l’œuvre de Françoise Sagan, on se dira sans doute qu’elle n’a jamais écrit un seul chef-d’œuvre, aucun livre qui marque définitivement les mémoires. Mais qu’elle aura souvent touché juste, sur le mode mineur qui lui convient, et qu’elle a toutes les raisons de continuer à pratiquer.
Derrière l’épaule (1998) Françoise Sagan n’aime pas parler d’elle et s’est donc toujours refusé à écrire l’histoire de sa vie. Dans Derrière l’épaule, elle le fait cependant mais à sa manière, consacrant un petit chapitre à l’époque où elle écrivait et sortait chacun de ses romans. Elle avait évité de les relire jusque-là, elle s’est contrainte à le faire, parfois avec un ravissement naïf, parfois avec irritation. Cela va du meilleur au pire. Du meilleur côté, Bonjour tristesse, un livre qu’on peut lire sans ennui et sans déchéance bien qu’elle n’en comprenne pas la pérennité. Du pire côté, Un profil perdu : « C’est une histoire qui ne tient pas debout, qui est assommante, entre deux héros également sans intérêt. » Ainsi va Sagan, pareille à elle-même, c’est-à-dire d’une rafraîchissante sincérité.
Bonjour New York (2007) Sagan était plus ou moins présente dans ce qu’elle écrivait. Les textes de commande réunis ici atteignent rarement le niveau de ses meilleurs romans. Elle joue la blasée en courant le monde après le succès de Bonjour tristesse. Elle s’applique plus tard aux anecdotes, sans convaincre. Sauf dans Le cheval, quand elle redevient vraiment elle-même en décrivant une de ses passions avec un humour plein d’ironie. Comme c’est presque à la fin du livre, on est soulagé de la retrouver.
La petite robe noire (2008) Sous la plume de Sagan, même la mode devient littérature. Avec l’élégance naturelle qui la caractérisait, elle a donné bien des articles sur tous les sujets. Le cinéma l’a occupée un temps, et souvent déçue. Elle l’expliquait sans théorie, en utilisant d’abondance la digression. Dans son phrasé haché si reconnaissable, sous lequel perce sans cesse son indépendance d’esprit, les mondanités révèlent leurs vérités. Proust était son écrivain préféré, ce n’est pas sans rapport.
Un matin pour la vie (2011) Découvrir Françoise Sagan avec des nouvelles, moins connues que les romans, c’est entrer dans son monde comme par effraction mais sans difficultés. Le recueil s’ouvre par quatre textes parus seulement dans la presse. Ils complètent Musiques de scènes, publié en 1981. On y trouvait notamment « Une partie de campagne », matrice de ce qui deviendra dix ans plus tard le roman Les faux-fuyants Ces textes sont des bonbons acidulés qui donnent le goût de Sagan, sans les longueurs qui encombrent certains de ses livres. Les personnages flottent dans leur monde, se heurtent aux autres, cela fait des étincelles qui s’éteignent rapidement. Mais elles ont apporté une lueur grâce à laquelle tout semble repeint de frais. Et l’on passe de la légèreté à la gravité sans même s’en rendre compte, tant l’écrivaine leur accorde la même importance. Une importance relative, cela va sans dire.