Quelques courtes semaines séparent les Tunisiens d’un événement crucial : l’élection d’un nouveau parlement et d’un nouveau Président de la République qui devront mettre la Tunisie sur la voie du développement et de la démocratie tant espérée, depuis la Révolte du jasmin en décembre 2010. Mais que doit-on penser de la proposition d’un candidat consensuel à l’élection présidentielle, formulée par Rached Ghannouchi, leader d’Ennahda ?
Au Liban par exemple, de par son communautarisme religieux, les citoyens ne choisissent pas leur Président à travers le suffrage direct, mais en déléguant leurs droits aux représentants parlementaires qui par voie de consensus, se mettent d’accord sur une personnalité crédible et obligatoirement chrétienne. La société tunisienne, quant à elle, n’est pas aussi fragmentée. L’appel de Ghannouchi à recourir au consensus pour élire un Président de la république semble donc peu justifié, ce qui laisse penser qu’il y a d’autres raisons derrière son initiative.
Pas de candidat crédible ?
Toute compréhension de l’actualité exige que le passé soit analysé. Pour cela, il est important de rappeler que Hamadi Jebali, ancien secrétaire général d’Ennahda et ex-chef du gouvernement (décembre 2012-février 2013) a été, quelques temps, le candidat potentiel de son parti aux élections présidentielles. Néanmoins, Jebali, ayant présenté sa démission en tant que chef du gouvernement de la Troika quelques heures après l’assassinat du leader gauchiste Chokri Belaid, a été privé, depuis, de la bénédiction du Cheikh Rached Ghannouchi. Ce dernier semble ne pas avoir digéré la décision « fautive » de Jebali qui aurait confirmé la responsabilité politique d’Ennahda dans l’assassinat de Belaid.
Il va sans dire que beaucoup de dirigeants d’Ennahda ont perdu en notoriété et en popularité durant leurs mandats. Certains ont été convoqués par la Justice tels que l’ex-ministre des affaires étrangères, Rafik Abdessalam pour son implication dans l’affaire des prêts chinois. D’autres ont perdu la confiance d’un grand nombre de citoyens en raison de leur incapacité à trouver les solutions idoines aux problèmes économiques et sociaux dont souffrent les Tunisiens.
En réalité, Ennahda a perdu de nombreuses voix potentielles. À sa gauche, le parti Ennahda a perdu la confiance de certains de ses alliés. À sa droite, il a perdu la confiance de certains « islamistes radicalistes » aux yeux de qui, Ennahda est autant devenu plus un parti démocratique à référence religieuse, qu’un parti nettement religieux. On en déduit que le parti en question, n’a aucun candidat qui soit assez crédible pour leur ouvrir le chemin vers le palais de Carthage, et ses soutiens traditionnels sont moins forts que dans le passé.
Recul tactique ?
Prenant conscience de leur incapacité à gouverner une Tunisie toujours en effervescence politico-sociale et du faible bilan des gouvernements Jebali et Laarayedh, notamment en matière de sécurité et d’économie, les dirigeants d’Ennahda savent qu’il vaudrait mieux se concentrer sur les législatives que d’épuiser leurs ressources matérielles et humaines en deux phases électives, ce qui amoindrirait leurs chances de gagner un nombre considérable de voix.
Bien qu’il jouisse encore d’une certaine popularité, le parti Ennahda a aujourd’hui deux autres partis rivaux, à savoir Nidaa Touness et Al-Jabha Chaabeya. Les dirigeants d’Ennahda ont renoncé à présenter un candidat aux présidentielles de crainte de perdre la bataille au profit de ses adversaires. Surtout que Beji caid Essebssi, ex-ministre sous Bourguiba et premier ministre du gouvernement transitoire (mars 2011-décembre 2012), serait le candidat présidentiel favori d’un grand nombre de Tunisiens, aux côtés de Hamma Hammami, le fameux opposant de Ben Ali. En effet, ces deux leaders ont rejeté la proposition d’Ennahda et ont tenu à s’appuyer seulement sur les capacités de leurs partis et de leurs sympathisants.
Diviser pour mieux régner ?
Toujours pas suffisamment unis, les partis appartenant à l’opposition n’ont pas réussi à présenter des listes communes pour répondre aux attentes et revendications d’un bon nombre de citoyens aspirant à une Tunisie moderne et libre. Cette division pourrait être justement utilisée par Ennahda pour consolider ses positions sur la scène politique. Il n’est donc pas exclu que Ghannouchi cherche, à travers sa proposition, à scinder le camp adversaire en y provoquant une course folle vers le palais de Carthage. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la nouvelle Constitution n’accorde que certaines prérogatives limitées au Président de la République. Chose qui expliquerait l’appel d’Ennahda à choisir un Président consensuel qui ne gênerait en aucun cas les islamistes une fois qu’ils seront de retour au pouvoir exécutif à travers le Parlement.
Bref, il est clair qu’Ennahda a tiré toutes les leçons du scénario égyptien, ce qui laisse penser que leur proposition d’un candidat consensuel à l’élection présidentielle s’inscrit dans une logique de tactique politicienne. Il appartient donc à la société civile tunisienne de rester vigilante à toute tentative de manipulation de la part des partis politiques pour espérer mener à bon port la révolte du jasmin.
Amir Mastouri est étudiant-chercheur en Droit et Science Politique à l'Université Toulouse 1 Capitole.Le 24 septembre 2014