Arriver à conduire un manga jusqu’à son dixième tome tout en conservant l’intérêt du lecteur n’est pas chose aisée, surtout s’il est prévu de continuer au delà. Lorsqu’une série s’approche de ce cap, le lecteur sait à quoi s’attendre et il n’y a plus vraiment de « on verra bien » qui tienne dans son achat. Comme un point de non-retour. On arrête une série au volume 2 ou 3 bien souvent, lorsqu’on est rapidement déçu, autour du numéro 5 ou 6 si des faiblesses dans la narration ou le scénario se font sentir ou enfin au tome 8, 9 ou 10 pour les plus têtus ou ceux qui croyait vraiment au potentiel de la saga. Si vous continuez au delà sans être particulièrement attaché à l’oeuvre c’est que vous êtes riche, masochiste ou un peu des deux. Ou alors que la série s’appelle Conan et que les hommes en noir vous obsèdent mais ça, c’est un autre problème…
Bref, qu’est-ce qui fait qu’une série parvienne à nous emmener au dixième tome sans dévoiler tout son jeu et sans tomber dans une routine synonyme d’ennui ? Comme d’habitude il n’y a pas de réponse universelle, mais le hasard fait parfois bien les choses : lors de cette rentrée, de nombreuses séries viennent de sortir leur dixième opus. Parmi elles, j’en ai repéré plusieurs qui passent la dizaine avec brio, dont Spice & Wolf et Suicide Island. Après avoir critiqué les tomes 1 de ces derniers, voyons comment ils ont réussi à évoluer et grandir, afin de passer ce fameux cap !
Spice and Wolf : un couple, un univers…
Heureusement le mangaka Keito Koume pouvait compter sur les romans dont sont inspirés ce manga, une série de 17 light-novels qui développent et étoffent un univers classique mais complexe, entre commerces, guerres et religions. Dans cette oeuvre originale signée par Isuna Hasekura, on se retrouve à la croisée des chemins entre deux types de croyance : le monothéisme avec son dieu unique qui veut supplanter les nombreux dieux païens, comme ce fut le cas en Europe au milieu du premier millénaire après J.C. Si vous ajoutez une déesse louve et des débuts de l’obscurantisme, on obtient donc tout un paquet de situations problématiques et / ou révoltantes qui montre à quel point l’être humain peut-être influençable. La manipulation n’est pas seulement religieuse puisqu’elle est le centre de tractations vieilles comme le monde : les échanges commerciaux. Arguments, rebondissements, luttes de pouvoir, psychologie et intimidations sont le quotidien de notre cher Lawrence, un marchand talentueux et jamais à court d’idée. Alors que Holo attire d’emblée le regard, c’est ensuite vers Lawrence que le lecteur se tourne et découvre, au fil des tomes, un homme aussi doué en affaire… que maladroit en amour !
Si l’univers complexe et intriguant tient donc toutes ses promesses, les deux héros ne sont pas en reste et portent à merveille les différentes thématiques de l’œuvre : pour Holo le conflit entre les dieux de la nature et la religion des hommes qui cherchent le pouvoir, où elle n’hésite pas à redevenir une louve des plus mordantes. Pour Lawrence : les jeux de dupes, les négociations et la constante recherche du profit. Aussi différents que possible sur le papier, nos deux compagnons de voyage se complètent à merveille. Inévitablement, les sentiments s’en mêlent dans un jeu du chat et de la souris très tendre où les deux partenaires prenaient leur solitude pour acquise et ne chamboulent leur destin qu’avec d’infinis précaution. La romance ne tombe pas pour autant dans un banal je t’aime – je te fuis, car leur attachement est évident et avoué assez rapidement. Les deux personnalités de ce couple hors-norme ne se fondent jamais l’une dans l’autre et chacun garde son caractère, s’amusant à titiller l’autre ou à le surprendre. C’est drôle, rafraîchissant et parfois très touchant lorsque le spectre de la solitude refait surface.
Spice & Wolf passe donc la barre des dix volumes haut la main, grâce à un couple intelligent, drôle et attachant qui vit de nombreuses aventures bien narrées – judicieusement étalées sur 2 ou 3 tomes – dans un univers riche et complexe. Sans oublier que le graphisme s’est amélioré de manière notable depuis le premier volume et que les charmes de Holo ne sont finalement pas surexploités.
Suicide Island : survival et psychologie s’y complètent à merveille
Après la lecture du tome 1, j’avais évoqué un appréciable mélange entre la thématique du survival façon Lost et le traitement psychologique et sociologique de l’histoire. Les premiers volumes se présentent un peu comme une sorte de Koh Lanta pour personnes fragiles. Il faut s’organiser au jour le jour pour trouver à manger tout en acceptant votre situation : vous pouvez bien crever sur votre île, plus personne n’en a rien à faire. Si ce désintérêt de la société, la faim et la peur viennent à bout des plus faibles, certains vont y voir un nouveau départ, libérés des contraintes de leur vie précédente, exempté de la compétition et de l’échec : tout ce qu’ils doivent faire c’est survivre.
C’est le raisonnement qui va se dérouler dans l’esprit de Sei, le héros de l’histoire, qui va apprendre à redéfinir la valeur d’une vie à travers une quête initiatique durant les quatre premiers tomes. Cette première partie, très centrée sur la psychologie, est le seul point faible de la série car elle est construite sur un cheminement intérieur qui risque de lasser, d’autant que l’auteur fournit pas mal d’explications techniques plus ou moins utiles et surtout des réflexions personnelles sous la forme de voix off qui alourdissent un peu le propos. Mais petit à petit la survie passe d’individuelle à collective, on s’intéresse à d’autres protagonistes et la vie s’organise façon Robinson Crusoé. On passe alors à la vitesse supérieure avec un ennemi qui n’est plus seulement intérieur, mais celui à coté de vous, sans oublier le tyran du camp voisin. Oh oui, IL Y A un camp voisin, et il n’y a rien de bon là dedans !
Si le petit groupe qui s’est formé a bien choisi la survie et se découvre une existence quasi épanouissante, tous les dépressifs ne sont pas des gens recommandables, loin de là, et certains tentent d’entraîner leurs camarades vers le fond, quitte à lui lester un peu les pieds au passage. Le vert est dans le fruit et le nouveau groupe, dont la cohésion reste fragile, va devoir s’affirmer pour tenir le coup. Malheureusement pour lui – mais pour la joie du lecteur – l’histoire monte encore d’un cran pour se tourner vers l’action façon Battle Royale : dans cette île sans loi, la démocratie n’est pas la seule façon de former un groupe et une dictature s’est mis en place plus loin sur l’île, menée par un certain Sawada, un psychopathe violent et manipulateur, qui promet aux hommes du sexe tous les soirs avec la femme qu’ils veulent pour peu qu’ils suivent ses ordres. Tout se complique alors, et le lecteur est totalement happé par les affrontements qui vont éclater et les dilemmes qui en découlent. En effet, comment une personne qui a tenté plusieurs fois de se suicider et qui vient tout juste de retrouver goût à la vie va gérer le meurtre de son prochain ? D’autant que, dans ce titre, il ne faut jamais oublier qu’entre tuer ou être tué, une troisième alternative existe : fuir, abandonner et se donner la mort.
Sociologiquement parlant, Suicide Island est aussi une analyse captivante de la dynamique de groupe avec les questions de confiance, de leadership, de règles et de condamnation… Tôt ou tard tout groupe d’individus finit par reproduire certains schémas à mesure qu’il grandit et se structure, se hiérarchise. Depuis le début de l’aventure plusieurs mois se sont écoulés et des chefs ont pris la tête des groupes. Mais avec le premier hiver qui approche, une nouvelle cargaison de malheureux est déposé au port de l’île, rebattant les cartes et amenant son lot de petites surprises. Entre évolutions et rebondissements, on ne ne s’ennuie plus une minute, sans savoir de quoi le prochain chapitre sera fait.
Suicide Island a donc pas mal évolué depuis ses débuts et, même si les personnages ne se valent pas tous sur le plan du charisme et du chara-design, ils se sont complétés les uns les autres au fur et à mesure et leur interactions ont donné beaucoup de sel à l’histoire. Depuis les volumes 6 et 7 le titre est arrivé à maturité et on savoure le résultat, en observant l’évolution des protagonistes de premier plan, qu’ils soient du coté obscur de la force ou non. On apprécie d’ailleurs que ce titre nous propose des personnages sombres – des méchants si on est manichéen – qui sont intelligents, redoutables et pour autant humain. Comme le dise souvent les personnages de la série : « n’oubliez jamais que ceux qui sont ici ont déjà tentés plusieurs fois de mettre fin à leurs jours. »
Et voilà donc ce qu’on pouvait dire pour ses deux séries qui franchissent ce mois-ci la dizaine de tomes. Les deux n’accaparent pas l’intérêt du lecteur de la même façon, le premier jouant sur un univers riche et un couple phare prenant tandis que le second fait évoluer son scénario de manière imprévisible, à l’image de ses instables personnages. De la même façon, le premier a tendance à vous donner le sourire avec une appréciable légèreté là où le second joue clairement dans le dramatique et cherche à faire réfléchir son lecteur. Spice & Wolf et Suicide Island s’avèrent donc très complémentaires et, en attendant de vous proposer d’autres tomes 10, je vous les recommande chaudement !