le vrai bonheur en Corse

d'après LE BONHEUR de Maupassant

Cette femme qui m’accueillait près de Calvi

Dans sa ferme isolée était âgée

Mais elle avait dû être jolie.

Son mari m’a salué

Et s’est assis sans parler.

-« Veuillez l’excuser.

Il a quatre-vingt-six ans.

Et il est sourd maintenant.

Vous êtes de Paris ? »

M’a demandé cette femme âgée.

-« Non, je vis à Nancy. »

-« Vous êtes de Nancy ;

Alors vous connaissez

Du monde à Nancy ? »

-« Oui, presque tout le monde. »

-« La famille de Méronde ? »

-« Oui, nous étions très liés. »

-« Et les Mouliers

Que sont-ils devenus ? »

-« Tous morts, disparus. »

-« Ah ! Et vous connaissez les Bonneval ? »

-« Oui, l’un est général. »

-« Je sais ; Henri est mon frère ainé. »

Je levai les yeux vers elle, très étonné.

Et tout d’un coup le souvenir me revint.

J’étais surpris

De trouver ici

Une aristocrate de Nancy..

Dans notre noble Lorraine, jadis,

Cela avait fait un gros scandale mondain.

Suzanne de Beauval avait été enlevée

Par un simple troupier.

C’était un beau garçon, fils de paysans

Mais portant bien le dolman.

Comment avaient-ils fait connaissance ?

Dans quelles circonstances

Lui avait-il rendu visite ?

Peu importe. Cet homme l’a séduite.

Comment a t-elle pu l’aimer ?

On ne le sut jamais.

Un soir, elle et son soldat

Ont disparu. On les chercha.

On ne les retrouva pas.

…Et moi, maintenant, je la voyais là !

-« Vous êtes Suzanne ? » -« Oui. »

Et me montrant le vieillard assis,

Elle me dit :

-« C’est lui, mon mari »

-« Avez-vous été heureuse ? »

-« Oh ! Oui, très heureuse.

Je n’ai rien regretté, jamais. »

Emerveillé, je la contemplais.

Cette bourgeoise fortunée avait suivi

Cet homme, ce paysan, ici.

Elle était devenue paysanne.

Elle s’était fait une vie sans patrimoine,

Sans charmes, sans luxe, sans facilités.

En jupe de toile et en bonnet,

Elle était la femme d’un campagnard,

Mangeait des morceaux de lard

Dans un plat en terre

Avec du chou et une pomme de terre.

Elle ne pensait qu’à lui !

Elle n’avait besoin que de lui !

Elle ne regrettait ni ses toilettes

Ni ses bijoux ni les bals ni les nobles fêtes.

Elle avait tout abandonné

Parents et amis

Pour venir vivre ici,

Dans ce trou, seule avec lui.

Et lui, avait empli

D’un bonheur complet

La vie de sa femme depuis des années

Et des années…