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Les succès de Yasmina
Reza au théâtre sont internationaux, son éditeur ne manque pas une occasion de
le rappeler. Mais supposons un lecteur qui découvrirait Heureux les heureux en ignorant la carrière de l’auteure. S’il est
un peu futé, il se dira : voilà quelqu’un qui devrait écrire pour le
théâtre. Non parce que le roman serait fait de dialogues. Ceux-ci ne sont pas
absents mais le monologue intérieur domine dans les vingt et un chapitres, ou
séquences (sauf erreur de calcul), qui donnent voix à dix-huit personnages,
trois d’entre eux s’exprimant deux fois. Ces monologues se renvoient des échos,
fournissent des éléments disparates qui, ensemble, constituent un univers où
les protagonistes se croisent. L’univers d’un roman, donc, que l’on imagine
aisément transposé à la scène ou à l’écran, malgré les difficultés pratiques
d’une abondante distribution dans laquelle chacun occupe une place aussi
importante que les autres. Sans compter des personnages pas si secondaires que
cela…
Il faut de la virtuosité
pour mener ce petit monde à toute allure de la première à la dernière scène, en
ne passant que par des moments forts, assez forts au moins pour révéler quelque
chose de ce qui crée, en profondeur ou en surface, le mouvement. A l’origine,
souvent, un nœud conflictuel qui cache des rancœurs plus anciennes, des
blessures mal cicatrisées.
Une queue à la fromagerie
dans une grande surface, un mari pressé d’en finir avec les courses – il a un
article à terminer – et, pour une histoire de morbier acheté à la place de gruyère,
le ton monte, on se dispute le sac à main où se trouvent les clés de la
voiture. Il y aura, presque à la fin du roman, une autre histoire de sac, de
sport celui-là, qui a contenu une urne funéraire et que la veuve veut récupérer
au contraire de sa fille qui tient à le jeter. Deux anecdotes en apparence sans
rapport et qui traduisent des frustrations capables de faire surgir une
violence jusque-là contenue dans les limites de la bonne conduite en société…
Envisagées séparément,
toutes les scènes ont la vivacité et la puissance de nouvelles – ce qu’elles ne
sont pas, rappelons-le. Ensemble, elles forment une nébuleuse psychologique
complexe de cas intéressants mais, à force de survoler des pics, leur hauteur
s’annule et le paysage s’affadit. Les montagnes, c’est très bien quand des
vallées les séparent. Elles manquent ici, Yasmina Reza ne laisse aucun répit à
son lecteur qui, à la suivre, s’essouffle.
Curieux roman dont les
qualités constituent aussi les défauts. On pourrait lire deux fois Heureux les heureux avec des résultats
opposés. Une fois dans l’élan d’enthousiasme des premières pages, sans
ralentir, et ce serait formidable. Une autre sous une lumière rasante qui
dénoncerait le manque de relief, et ce serait ennuyeux. Impossible, en étant
honnête, de jouer une lecture contre l’autre : elles préexistent dans la
substance et la structure d’un livre où les morceaux de bravoure s’alignent
comme à la parade, c’est-à-dire un peu artificiellement.
Selon qu’on se sentira proche de tel ou tel
personnage, qu’on rira à telle ou telle situation, à moins d’être ébranlé,
certaines pages resteront dans la mémoire. Ce n’est pas le cas de tous les
romans, et il faut donc au moins considérer que celui-ci ne laisse pas
indifférent. Mention spéciale attribuée, subjectivement, à Jacob, dix-neuf ans,
le fils de Pascaline et Lionel Hutner (les amis des Toscano que des fromages
séparaient au début) : Jacob se prend pour Céline Dion, heureux de
recevoir l’hommage supposé de ses fans, accent québécois compris. Et quand on
aura dit qu’il s’agit là d’un personnage secondaire, qui n’a pas sa place dans
le chœur principal des voix, on aura peut-être fait comprendre à quel point le
roman est touffu.