Magazine Bons plans
Le ravissement des innocents intrigue d'abord par son titre tarabiscoté, dont on ne comprendra la signification que plus loin dans le roman – et qui diffère grandement de son titre original "Ghana must go" : un drôle de choix de l'éditeur qui couplé à cette couverture à motifs jungle ne rend pas vraiment hommage ni au contenu ni au style du livre.
L'auteure retrace dans ce livre les parcours des différents membres de la famille Sai, explosée à travers les continents américain et africain après la désertion du père - le chirurgien renommé incapable de surmonter la honte et l'effroi de son renvoi de l'hôpital après une (injustement qualifiée) erreur médicale. Sa femme Folasade prendra alors les décisions qu'elle jugera pertinentes pour ses enfants – garder l'ainé Olu à Boston avec elle pour intégrer l'université, envoyer les beaux jumeaux Taiwo et Kehinde chez leur oncle au Nigeria et garder la toute petite Sadie avec elle ; décisions dont les conséquences se découvriront tout au long du livre.
La vraie prouesse de l'auteure réside dans cette capacité à construire des psychologies complexes et abouties pour chacun de ses personnages – qui nous permet de vraiment cerner chacun d'entre eux comme si on le connaissait intimement, leur prêtant des réflexions et des pensées qui font écho aux nôtres ou à celles de nos proches. Ainsi, Olu, le fils ainé qui cherche à marcher dans les pas de son père : "Il visitait [la maison de ses amis] tenaillé par l'envie d'avoir une lignée et le sentiment de descendre de personnes immortalisées par des visages sans cadre. L'absence de prédécesseurs dans sa famille l'angoissait ; cela sous-entendait qu'ils jouaient à en être une".
Il est intéressant de suivre les personnages dans leur cheminement psychologiquement, leur prise de conscience des souffrances qu'ils ont endurées puis refoulées. "C'est stupide à son âge de s'y appesantir, de laisser la pensée prendre forme mais elle est là de toute façon J'ai souffert de la solitude. Et elle rit, surprise par les larmes qui jaillissent. La révélation ne devrait pas la bouleverser, c'est une évidence maintenant que la vérité lui crève les yeux".
Les rapports entre les frères et sœurs, leurs complexités, la capacité à comprendre à demi-mot les drames qui se jouent, la protection teintée de jalousie, tout cela est particulièrement bien rendu. Il y a notamment une réflexion intéressante tout au long du roman sur les rôles que donnent de fait la famille et qu'on s'efforce de jouer parce qu'à la longue s'est créé un équilibre autour d'eux. "Toute la matinée, elle a essayé de s'en tenir au scénario, l'air sombre, intéressée, épongeant la sueur sans se plaindre, une tentative de politesse que les autres prennent pour de la bouderie, habitués qu'ils sont à son silence, son humeur noire. Un rôle attribué à l'avance dans la pièce, de même que celui d'Olu est de gérer, celui de Kehinde de maintenir le calme, celui de Sadie de pleurer pour un oui ou pour un non, celui de sa mère de fermer les yeux ; Taiwo boude. Ils comptent dessus, s'y attendent, ça leur manquerait si elle s'abstenait. Personne ne s'inquiète, ne lui demande ce qui ne va pas, s'il est arrivé quelque chose. C'est Taiwo, c'est tout." L'émotion principale qui transparait vient d'ailleurs de ces rapports familiaux, fraternels compliqués, et quand on comprend que la famille va enfin être réunie, l'émotion atteint son apothéose.
Il faut probablement souligner le style très étonnant de l'auteure, poétique, avec une ponctuation particulière faite de retours à la ligne, de phrases très courtes puis très longues, des interrogations ouvertes en milieu de phrase, des 1, 2, 3, qui surviennent pour hiérarchiser des idées. "Des gouttes de rosée sur des brins d'herbe, pareilles à des diamants semés en abondance de sa besace par un farfadet qui passait par là, fôlatrant d'un pas ailé dans le jardin de Kweku Sai juste avant l'arrivée de celui-ci"
Ce style peut surement déroute (comme il m'a déroutée moi) et être un frein pour aller jusqu'au bout du roman alors même que l'histoire reste passionnante et très originale.
Pour finir et lever le mystère sur le titre, le ravissement des innocents, c'est donc cette "gaieté indomptable, une qualité que Kweku n'avait remarquée que chez les enfants vivant dans la misère à proximité de l'équateur : la faculté instinctive de se moquer du monde tel qu'il est, d'y trouver matière à rire, un enthousiasme inextinguible devant tout et rien, inexplicablement étant donné la situation"
A lire pour se faire une idée et découvrir une romancière à suivre.
Le ravissement des innocents de Taiye Selasi, chez Gallimard