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"Chacun de nous est une lune avec une face cachée que personne ne voit" (Mark Twain).

Publié le 21 septembre 2014 par Christophe
J'ai un peu triché, je dois l'avouer, mais puisque notre roman du jour est ouvertement placé sous l'égide de Mark Twain, il semblait logique d'aller chercher chez cet écrivain une sentence pouvant l'illustrer. Ce n'est pas parfait, mais ça devrait aller. Fin du cycle apocalyptique, en tout cas pour le moment, avec un roman qui est sorti en poche chez Folio SF à la fin du mois d'août, mais que je possède en grand format, chez Denoël. Une première expérience avec un auteur dont je possède d'autres livres, mais que je découvre à l'occasion (qui fait le larron) de cette sortie. Une belle découverte, dois-je ajouter, avec un roman feuilleton qui fleure bon le XIXe siècle, mais qui se passe au XXIIe et parle beaucoup du XXIe... Je vous présente "Julian", de Robert Charles Wilson. "Apostat, fugitif, conquérant", dit le sous-titre...

Lorsque commence notre histoire, nous sommes en 2172. Les Etats-Unis comptent désormais 60 Etats, qu'on imagine avoir été grappillés au nord et au sud. Depuis ce qu'on appelle "la Fausse Affliction", quelques décennies plus tôt, il n'y a plus de pétrole, ou alors si cher qu'il est inaccessible. Et l'on a recommencé à vivre comme au XIXe siècle.
On se déplace à cheval, en train ou en bateau à vapeur, les grandes mégapoles n'existent plus, beaucoup de choses ont changé pour le lecteur de 2014. Mais, les personnages, eux, n'ont pas ce genre de référence. Il faut dire que, depuis ces changements économiques et climatiques, on a fait table rase du passé. L'Histoire n'existe plus et elle n'est pas la seule. Les sciences aussi sont revenues à ce qu'elles étaient au moins 3 siècles plus tôt.
Le pouvoir politique est aux mains d'un homme, Deklan Comstock, surnommé Deklan le Conquérant, pour l'auréoler d'une gloire qu'il ne mérite sans doute pas. Mais, plus qu'une tyrannie placée entre les mains d'un seul homme, l'Amérique est devenue une théocratie, sous le joug d'un organisme qui s'appelle "le Dominion de Jésus-Christ sur Terre", mais on ne vous en voudra pas de dire juste "le Dominion".
En revanche, le Dominion, qui regroupe en fait toutes les églises chrétiennes d'Amérique, y compris catholiques, vous en voudra d'à peu près tout le reste et fait régner un puritanisme fanatique sur les 60 Etats. Le Dominion est partout, contrôle tout, dirige tout, sait tout, et fonctionne comme une véritable armée intérieure en charge de la morale, valeur placée au-dessus de tout le reste.
Le territoire américain connaît la guerre, en cette année 2172. On se bat pour préserver l'intégrité de l'Union des ennemis extérieurs qui voudraient l'abattre. On les appelles les Hollandais, mais il est plus probable que ce soit des Allemands. Mais la guerre vient bien des forces de la MittelEuropa, devenu un continent athée, matérialiste et rejetant le modèle américain avec force.
Voilà rapidement esquissé le contexte de ce roman. En cette année 2172, nous découvrons les deux personnages principaux que nous allons accompagner pendant près de 600 pages (pour l'édition Denoël). Adam, le narrateur, et Julian, bien sûr. Tous les deux ont 17 ans, et vivent dans un trou paumé quelque part en Athabaska, dans l'Ouest boréal américain.
Adam est originaire de ce coin. Il appartient à la classe bailleresse, autrement dit, il est fils d'artisan. Mais il se rêve écrivain, lui qui a dévoré tous les romans (portant l'imprimatur du Dominion) d'un célèbre écrivain contemporain, Charles Curtis Easton. Ces lectures nourrissent les rêves et l'imaginaire de ce garçon qui va se révéler au fil d'un roman être un grand, très grand naïf.
Julian, lui, appartient à la classe eupatridienne, autrement dit, l'aristocratie des grands propriétaires et industriels. Et il se cache dans le village d'Adam. Ce n'est pas qu'il soit directement en danger, mais mieux vaut prévenir que guérir. On l'a rapidement éloigné de New York et de celui qui y règne en despote, Deklan Comstock. Julian est son neveu. Le fils de Bryce Comstock, frère du président. Frère défunt, devrais-je dire...
Piégé par Deklan, le général Bryce Comstock, plus populaire et flamboyant que don frère, a été pendu pour haute trahison. Et Emily, sa veuve, craint pour la vie de son fils. Elle l'a confié à un ancien soldat, Sma Godwin, compagnon d'armes de Bryce, qui doit veiller sur l'adolescent et surtout, l'aider à devenir un homme.
Mais Julian est un garçon extrêmement intelligent et surtout iconoclaste de nature. Là où Adam se rêve écrivain, Julian ne songe qu'à la science. Pas la science officielle, non, celle d'avant, dont on trouve quelques traces dans les Dépotoirs où ont été balancés les livres que ne voulait plus voir le Dominion. Et l'icone de Julian, c'est Darwin, qui n'a, évidemment plus droit de cité dans une Amérique plus créationniste que jamais.
Cela fait de Julian un agnostique. Et donc, un apostat, puisque ces idées contredisent celles du Dominion. Voilà qui le met en danger. Mais, c'est d'une toute autre manière que va arriver le péril véritable : une vague de conscription. En envoyant Julian se faire tuer au front et rejoindre dans la légende son père, Deklan réglerait bien des problèmes d'un coup.
Voilà comment Julian va devoir fuir. Accompagné, presque malgré lui, d'Adam et de Sam Godwin, il va se lancer dans de grandes aventures pleines de bruit, de violence, de risque, mais aussi d'héroïsme, de découvertes, d'aléas... Peu à peu, ce jeune homme timide et introverti va devoir endosser les habits de conquérant, car il es peut-être le seul à pouvoir sortir son pays de l'ornière.
Ces aventures, ou plutôt, ces actes, comme va les intituler Adam, vont leur faire traverser tout le continent, connaître la guerre, le pouvoir, l'amour, mais aussi la solitude, la peur, la trahison, la rédemption, les menaces... Toute une palette de situations et d'émotions humaines qui vont faire grandir et mûrir ces deux adolescents paisibles.
Je ne vais pas vous raconter ce que contiennent les actes, lisez le roman, mais on est vraiment dans une fresque qui pourrait parfaitement se passer dans un grand film hollywoodien en Technicolor qui se déroulerait des grandes plantations jusqu'aux plus hautes sphères du pouvoir en passant par les terribles champs de bataille de la Guerre de Sécession. Entre le western et le film de guerre. Le tout, transposé dans ce XXIIe siècle post-apocalyptique.
Laissez-moi vous parler de Calyxa. Eh oui, que serait un roman de ce genre sans un personnage féminin fort ? On doit d'ailleurs l'associer à Emily Comstock, la mère de Julian, car ces deux-là, une fois réunies, vont avoir bien plus de on sens et de jugeote que les deux garçons, sans doute dépassés par des événements qu'ils ne vont plus finir par maîtriser, Adam prenant son rôle de biographe trop à coeur pour voir que Julian s'enferme dans une tour d'ivoire.
Pardon, Calyxa. Belle, impétueuse, chanteuse, caractère entier et pas froid aux yeux... Elle va devenir indispensable dans la vie des deux amis et elle se montrera d'une grande aide lorsque les nuages, jamais vraiment dissipés, recommenceront à s'amonceler. Mais c'est son côté provocateur qui est le plus intéressant.
Dans un pays tenu par une double main de fer, Calyxa ne se couche pas. Au contraire, au mépris du danger, elle ose affirmer ses opinions à contre-courant, refuse l'arbitraire et l'injustice, remet en cause l'ordre établi et vise juste pour toucher là où ses le plus douloureux les personnes qu'elle n'aime pas. Une femme libre, une héroïne, peut-être plus encore que Julian et Adam.
La fascination qu'elle exerce vient forcément de là, parce qu'elle est différente des deux garçons (attention, je noie un peu le poisson ici, pour ne pas révéler différents éléments du récit, pardonnez quelques imprécisions, elles sont volontaires). Non qu'ils soient lâches, bien au contraire. Julian prouvera lorsqu'il sera au feu, et à plusieurs reprises, qu'il en a à revendre, jusqu'à friser l'inconscience.
Mais, Julian est un idéaliste et Adam un doux rêveur, quand Calyxa a connu depuis toujours des conditions de vie, de subsistance, devrais-je dire, qui l'ont obligée à mûrir rapidement et à s'affirmer. Les deux garçons ont plutôt grandi dans le coton (sans lien avec les plantations...), protégés et privilégiés, bénéficiant de l'éducation et de l'attention que n'a pas reçues Calyxa.
Mais ils nous faut aussi venir à Julian et au lien avec le titre de ce billet. Evidemment, nous voyons le Conquérant à travers les yeux d'Adam, qui l'admire, l'aime comme un frère, le respecte. Et qui, en outre, je l'ai dit, est d'une naïveté par moments confondantes. Reste qu'il est honnête. Nourri aux romans d'aventures, il enjolive peut-être un peu les situations, mais sur le plan du caractère, de ce qui relève de l'intime, il ne trompe pas.
Et il laisse apparaître certains éléments de la personnalité de Julian qui lui échappent mais que le lecteur, s'il est un peu perspicace, va comprendre. Julian est un garçon très secret, je l'ai dit, plutôt introverti, bien loin, finalement, de l'image qu'a laissée son père et qu'on voudrait peut-être un peu facilement lui accoler dans le cours de l'histoire.
Il est, pour moi, et pardon du jeu de mot avec la phrase de Twain, plus lunaire, alors que son père était solaire. Mais il est aussi quelqu'un qui intériorise énormément, se confie peu, même à son alter ego, cultive son jardin secret, préfère les sciences et les arts à la politique et à ses compromissions. Peut-être a-t-il la carrure d'un chef d'Etat, mais il n'en a pas l'ambition.
Mais, pour revenir à Twain, l'aura de Julian s'assombrit tout au long du livre. Attention, je ne veux pas dire que le gentil garçon va devenir un monstre, non, c'est plus complexe que cela. Mais le pouvoir corrompt. La dernière partie du roman est une lutte terrible menée par Julian plus encore contre lui-même que contre ses adversaires, pourtant puissants et déterminés.
Ce côté sombre, sans que j'émette un quelconque jugement moral sur la question, on le découvre lentement. Mais plus vite que ne le fait Adam. Je pense que Julian, Emily, sa mère, Calyxa et Sam ont compris bien plus rapidement que le destin du fils de Bryce Comstock ne pouvait que s'accomplir dans le drame.
Et là, j'en viens à un des raisonnements tordus dont j'ai le secret. Allez savoir pourquoi, est-ce l'utilisation du mot "actes" employé par Adam pour qualifier les aventures de Julian, je n'ai cessé de voir en lui quelque chose de christique. Oh, qu'il serait fâché, s'il me lisait, lui qui rejetait la religion, lui préférant la conscience et la connaissance.
Pourtant, malgré son incontestable caractère laïque, on le pare des atours d'un sauveur, d'un messie, on l'attend sans le connaître puis, à partir de sa révélation, on voit en lui le seul homme capable de renverser une situation oppressante, de mettre de l'ordre et de la justice dans un pays qui n'en a plus depuis longtemps.
Je ne vais pas plus développer cette idée, mais il y a tout de même aussi dans le travail d'Adam un côté évangéliste qui saute aux yeux, aux miens, en tout cas. Et cette face cachée de Julian finira par se révéler pour qu'enfin les écailles tombent des yeux d'Adam et qu'il voie ce qu'il avait sans doute manqué : la parfaite connaissance de Julian de l'inéluctabilité de son destin. Et d'autres choses, que vous découvrirez.
"Julian", c'est une immense fresque. J'allais dire historique. Oui, presque. Robert Charles Wilson joue parfaitement avec la notion de passé et de présent. Son XXIIe siècle est presque un XIXe uchronique, en fait. Presque un point de vue, un univers comme un autre, sorti d'une vision du monde à la Philipp K. Dick, mais avec une technologie rudimentaire. Oui, on pourrait presque se croire dans "le Maître du Haut-Château".
Mais, à travers ce décorum, l'écrivain désormais naturalisé canadien (et sa charge envers une Amérique de plus en plus autoritaire et bigote confirme son envie d'ailleurs) rend aussi hommage à la littérature du XIXe, au roman feuilleton, à la naissance de la littérature populaire, dont Twain fut un des fers de lance. On ne s'ennuie pas une seconde. J'ai vu des lecteurs dire qu'il y avait des longueurs, je n'en ai pas vu, personnellement, il se passe sans cesse quelque chose qui vient étayer le raisonnement global.
Un vrai roman d'aventures, à lire même si vous n'êtes pas un fan de romans d'anticipation, de récits post-apocalyptiques ou de SF. On se prend au jeu à suivre ces deux gamins, qui auraient sans doute bien mieux à faire que de se retrouver embringués dans tout cela. Ils sont attachants, même s'ils sont plus, selon moi, des anti-héros. Ils subissent les événements, même s'il influent sur leur cours.
Robert Charles Wilson multiplie aussi les clins d'oeil (lorsque Julian retrouve les vestiges d'un film, c'est un film catastrophe prévoyant une apocalypse nucléaire), nous parle de nous, ici, en 2014, de la fin du pétrole et de ses conséquences, de l'incurie de tous en matière environnementale, mais il dénonce aussi ces tartufes qui veulent imposer un pouvoir religieux bien loin des enseignements initiaux de leur culte.
Enfin, et je termine, c'est déjà bien trop long, parce que je n'ai brièvement parlé que des principaux protagonistes du roman. Mais on retrouve en arrière-plan toute une galerie de personnages secondaires magnifiques, hauts en couleurs, qu'on imagine avec des gueules, et là encore, on y voit un véritable hommage à l'âge d'or du western, qui savait employer à merveille ce genre de caractères. Et au premier chef, Lymon Pugh ; il m'a bien plu, celui-là !

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