![La poussière d'or des chemins. Le Llibre Vermell de Montserrat par La Camera delle Lacrime Enrique de Estencop Vierge à l'Enfant entourée d'anges](https://media.paperblog.fr/i/729/7298363/poussiere-dor-chemins-llibre-vermell-montserr-L-NZKarQ.jpeg)
Enrique de Estencop (fl. 1387-1400, Saragosse),
Vierge à l'Enfant entourée d'anges, 1391-92
Tempera, stuc et feuille d'or sur bois, 142,2 x 99 x 8 cm,
Barcelone, Museu Nacional d'Art de Catalunya
Le Llibre Vermell de Montserrat fait partie, au même titre que les Carmina Burana ou la Messe de Machaut, des œuvres emblématiques du Moyen Âge et sa discographie est, à ce titre, assez conséquente. Depuis la résurrection pionnière du Studio der frühen Musik de Thomas Binkley en 1966, des interprètes de renom se sont penchés sur ce recueil en livrant parfois des lectures mémorables, comme celles de Jordi Savall (EMI, 1979), d'Alla Francesca (Opus 111, 1995) ou de Micrologus (auto-édition, 1996 et Discant, 2002), la dernière incursion marquante restant celle de Millenarium (Ricercar, 2007). Pour son retour au disque après cinq longues années d'absence, la Camera delle Lacrime, dont on avait apprécié le Peirol d'Auvèrnha vagabond et poétique, a choisi, de façon somme toute assez logique compte tenu de ses affinités avec les répertoires populaires, d'aborder à son tour ce « classique. »
Réalisé dans les dernières années du XIVe siècle, le manuscrit que la
reliure de velours rouge qui l'enserre depuis plus de cent cinquante ans fait nommer Livre vermeil est, comme souvent s'agissant de ce type de document, un miraculé qui n'a sans doute
dû sa survie
Leur dimension pérégrine est au cœur même de ces dix pièces dans lesquelles se côtoient le latin, le catalan et l'occitan
et dont la diversité des formes – quatre sont monodiques, les autres étant des polyphonies à deux ou trois voix, trois sont des canons, cinq des virelais, et une une balade –
On comprend mieux, à la lumière de ces éléments, que l'interprétation du Llibre Vermell soit beaucoup moins
évidente que ce que laisserait supposer leur aspect matériel un peu fruste ; il faut y affronter l'hétérogénéité qui apporte une large part de son intérêt au recueil, trouver le juste
équilibre entre populaire et savant, suave et percussif, recueilli et dramatique. Il y a deux façons d'aborder la lecture que proposent Bruno Bonhoure et la Camera delle Lacrime, renforcée pour
l'occasion par les forces du Jeune chœur de Dordogne, dont la prestation est globalement de très bon niveau en termes de cohésion et de discipline. La première consiste à relever tous les
petits accrocs inhérents à une captation en direct presque vierge, renseignements pris, de retouches, et à faire la fine bouche devant telle intonation un peu approximative, tel défaut de mise
en place, tel instant de flottement ; je ne vais pas les nier, ils existent bel et bien et ils feront probablement passer à côté de cette réalisation les amateurs de restitutions d'une
propreté clinique — qu'ils sachent que, ce faisant, ils manqueront vraiment quelque chose. La seconde consiste, sans ignorer ces défauts, à les dépasser pour tenter de saisir ce qui a pu
pousser cette équipe de musiciens à graver ce qui semble être la vingt-quatrième version complète du Llibre. L'idée d'un projet participatif impliquant des professionnels et des
amateurs est en soi, excellente, car conforme aux pratiques du temps qui a vu l'éclosion et la diffusion de ce recueil ; on imagine sans mal, en effet, les chantres spécialisés de
Montserrat se joindre aux pèlerins pour offrir à la Vierge, chacun selon ses capacités, le plus beau chant possible.
Avec un mélange très sûr d'intelligence et d'instinct, la Camera delle Lacrime nous offre donc une lecture très convaincante – avec ce qui est, à mes yeux, le meilleur Ad mortem festinamus de toute la discographie – du Llibre Vermell, laquelle prend place sans rougir à côté de la version déjà historique (un peu trop tentée par le technicolor et la solennité) de Jordi Savall et celle d'Alla francesca (à mon sens la plus équilibrée à ce jour et que ceux qui en détiennent les droits seraient bien inspirés de rééditer). Certain que je suis de revenir souvent vers elle (en confidence, c'est déjà le cas), je vous la conseille volontiers et s'il m'est permis d'émettre un vœu, il sera que La Camera delle Lacrime se penche maintenant sur le répertoire des Drames liturgiques (pourquoi pas le Sponsus ?), des œuvres trop délaissées dans lesquelles son sens naturel de la scène ferait sans nul doute merveille.
La Camera delle Lacrime
Jeune chœur de Dordogne
Christine & Philippe Courmont, direction
Bruno Bonhoure, voix & direction musicale
Khaï-dong Luong, conception artistique
1 CD [durée totale : 61'17"] Paraty 414125. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien ou au format numérique sur Qobuz.com.
Extraits proposés :
1. Polorum Regina
2. Ad mortem festinamus
Un extrait de chaque plage du disque peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Illustrations complémentaires :
Llibre Vermell de Montserrat, Ad mortem festinamus, fol. 26v et 27r, Bibliothèque de Montserrat
Je remercie Olivier Cornélius pour la photographie de la Camera delle Lacrime.