Je ne sais ce qui m’arrive. Peut-être le temps plus léger en ce début d’été. Ou la clarté d’une heure silencieuse, le soleil de midi sur le bois de la porte grande ouverte, les arbres au-devant, encore frêles dans l’azur brûlant. Tout est paix, finesse dans les airs, délicatesse d’un instant glorifié par la lumière. Entre le vieux mur de pierre, qui borde la route, et la chaise où je me tiens assis, retentit comme un accord subtil, l’univers contenu dans une seule mesure à l’unisson : beauté tout intérieure, lumière du réel, murmure, secret du monde, joie discrète de l’âme dont les silences soudain se font entendre ! Tout ce qui est profond est douloureux, même la joie, et la beauté touche en nous un point si bien dissimulé, si rare, qu’elle ne peut se manifester que par une déchirure.
La beauté fait mal, car elle nous porte trop loin, trop soudainement, sans que par nous-mêmes nous puissions refaire le chemin. Elle est douloureuse, car elle atteint l’âme dans sa fragilité, qui comprend trop bien où réside sa vraie vie, sachant aussi qu’elle ne peut s’y établir. Et pourtant, en de tels moments, tout semble être dit, entre la Création et le regard de l’homme qui s’ouvre à elle. Paix, lumière, et au fond du cœur - de mon cœur de chair - cette intuition indissoluble que l’éternité est déjà là, quelque part, au-dehors ou au-dedans, dans ce mystère du temps suspendu qui porte notre conscience à des degrés plus hauts, plus purs. Loin dans le fond du vallon, j’entends la vibration des branches après le saut de l’écureuil. Puis les cloches d’un troupeau qui redescend à travers bois. Milliers d’oiseaux dont je ne parviens pas à identifier les chants, comme des scintillements d’étoiles, des crépitements lumineux dans le ciel diurne. Je lève les yeux vers l’azur ; je voudrais rassembler tout cela entre mes deux mains, l’élever légèrement de terre, le retenir comme une parole secrète et définitive, qui soit toujours vraie, jusque sous la grisaille de la rentrée, la pluie du ciel ou des événements.
Oui, tout, tout est là, sur ce mur de pierre, dans le silence de la lumière qui s’y dépose, où l’âme entend comme une promesse. L’esprit et la matière se rejoignent, s’unissent, et ce sentiment de plénitude qui me soulève et me prolonge témoigne de cette rencontre indicible où l’homme se dilate et où la Création, comme une dernière merveille, enfante la transparence.
Cette union, si puissante dans sa soudaineté, est au cœur de la beauté, et le cri qu’elle nous arrache montre combien notre âme aime à se reconnaître dans le sensible. Tout est un. Le regard, la conscience qui me sont donnés prolongent la nature comme l’esprit le corps, comme l’azur sans bords sur la ligne des collines. Nous élever ne signifie pas prendre de la hauteur, mais capter l’invisible qui s’échappe du visible, l’esprit que distille la matière, et sentir de façon irrévocable que notre destin est unique : nous sommes
faits pour l’éternité, qui n’est pas un au-delà du temps, mais une conscience plus aiguë, allégée, dégagée de notre personne, tout entière regard, écoute, perception. La béatitude est dans cette adhésion muette au réel, dans une sorte de suspension de nos jugements. L’être est éternel — non point nos petites individualités, auxquelles nous sommes si attachés—mais l’être qui nous traverse, l’être universel et omniprésent que nous portons dans des formes étriquées qui voudraient ne faire mémoire que du pauvre contenant.
La beauté est cette perception délicate d’une éternité à peine entrevue, d’un infini qui nous révèle à nous-mêmes. Et c’est le réel qui nous la donne à vivre, comme une parole des commencements, quand la lumière sur un mur de vieilles pierres devient lumière intérieure, lumière de l’âme pure, pour un autre monde qui était déjà là. •