Le Jour de la gratitude...au travail
« Le Jour de la gratitude au travail, qu'est-ce que vous voulez qu'il me fasse, c'est un jour comme les autres pour les sans-emplois. » À travers deux histoires – celle de Kyôto, célibataire endurcie au chômage, prête à affronter à contre cœur une « petite réunion amicale sans trop de cérémonies » avec un inconnu qui ne vit que pour son entreprise, et celle de Oikawa, trentenaire qui entretient une relation de travail avec Futo, son fidèle « copain de promo » – Itozama Akiko dresse un portrait subtilement féroce et tout en ironie de la place de la femme dans la société japonaise, et tout particulièrement au sein de l'entreprise. Là où « seuls les garçons se la coulent douce » et où les femmes, à la réception de leur avis d'embauche, croient à « un amour réciproque » et à « une entente parfaite » mais ont vite fait de « déchanter ».
Deux histoires, deux tons. La première est un quasi huis clos qui rassemble Kyôko, célibataire endurcie et fraîche sans-emploi, sa mère, madame Hasegawa – qui a porté secours à Kyôko suite à un accident de vélo – et un personnage masculin haut en couleurs, patron tout dévoué à son entreprise, Nobeyama Kiyoshi. La « pièce » se déroule dans l'appartement de madame Hasegawa, qui s'est mis en tête d'unir la sanguine trentenaire Kyôko au détestable Nobeyama Kiyoshi. Du comique de situation initial, le lecteur parvient vite à sentir la gêne qui s'installe peu à peu dans l'esprit de la jeune femme, qui se doit de « jouer le jeu » comme elle jouerait un rôle quelconque. Les propos rapportés par Kyôko passent de l'absurde au détachement le plus total : « Dans ma tête, il y a une voix qui fait : peux-tu-coucher-avec-ce-mec ? Hum. Ça place la barre drôlement haut. M. Nobeyama pensait visiblement à la même chose. Mais lui, il a lâché le morceau d'emblée. - Quelles sont vos mensurations ? - 88-66-92. Il a de nouveau souri d'un air entendu. »
La deuxième histoire ressemblerait presque aux histoires fantastiques et gentiment oniriques que l'on a d'emblée plus l'habitude de lire, à la seule différence qu'elle a pour trame de fond l'entreprise japonaise. « J'attendrai au large » réunit une multiplicité de voix et d'interrogations, et il semble même qu'après lecture, le personnage le moins familier pour le lecteur soit paradoxalement la narratrice Oikawa. L'histoire est vécue à différents moments de la vie de la jeune employée – par divers procédés digressifs et de flash back – qui ne cesse de croiser, puis de perdre de vue son « copain de promo », comme elle l'appelle, Futo, immédiatement présenté selon la sentence « le nom dépeint la personne ». Futo n'a rien du personnage central dont on voudrait suivre les différentes aventures ; son nom, Futoshi, signifie « épais ». C'est bien son histoire qui est au centre du court récit, donnant toute son « épaisseur » au texte.
Les deux récits donnent la voix à deux caractères féminins bien différents, mais qui se rejoignent dans l'affirmation et le constat qu'elles se déclarent, chacune à leur façon, indépendantes. L'une comme l'autre reconnaît la difficulté d'intégrer le monde du « père » (le mot japonais pour désigner « l'entreprise » renvoie en effet au mot « père »), en tant que femme. Kyôko a perdu son poste en empêchant, dans l'emphase – mais comment aurait-elle pu faire autrement ? –, son patron d'abuser sexuellement d'elle-même et de sa mère au lendemain de la veillée funèbre de son propre père. Quant à Oikawa, elle vit ses mutations tant bien que mal, et ne se fixe jamais nulle part, ni physiquement ni mentalement. Le Jour de la gratitude au travail, s'il permet d'entr'apercevoir (par la petite porte) les injustices vécues par les femmes dans l'entreprise japonaise, il donne surtout à voir la solitude de ces femmes.
Kyôko étouffe petit à petit et littéralement dans cette rencontre arrangée ; au terme de ce rendez-vous bien plus que manqué, elle ne trouvera le repos que dans la fuite, et son corps se mettra à saigner, comme pour appuyer physiquement les signes d'une détresse imposée. Elle trouvera refuge dans un petit bistrot. C'est dans un bistrot également que Futo et Oikawa scelleront un pacte qui durera au delà de la simple mort. Un pacte qui leur permettra (?) de se faire entièrement oublier et d'effacer toute trace des mauvais côtés qui sont en chacun d'eux.
Sous une apparente banalité, ces deux récits sont faussement simples, faussement attendus. C'est la vie – et la mort – de tous qui est mise en jeu de façon subtile, et les enjeux, s'ils paraissent relégués au second plan, n'en reviennent pas moins comme des évidences. Iyoyama Akiko, qui a remporté le prix Akutagawa en 2006 pour Le Jour de la gratitude au travail, n'hésite pas à cogner pour éveiller et rendre limpides un certain nombre de dysfonctionnements. Sous des apparences de facilité – le style oral récurrent, les phrases écourtées... – elle dénonce avec subtilité les travers du monde du travail. Comme signe révélateur, une image qui entoure le second récit : celle d'un Futo mort en proie au hoquet, miroir et victime malheureuse d'un monde claudiquant.
Babas5
Le Jour de la gratitude au travail, Itoyama Akiko
traduit du japonais par Marie-Noëlle Ouvray
Editions Philippe Picquier, 2008