La vision marxienne se résume dans ce passage du Manifeste communiste : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Bien que Marx se fut refusé de prescrire (verschreiben) « des recettes (à la Auguste Comte ?) pour les gargotes de l’avenir » (Postface à la 2e éd. allemande du Capital, 1873), il a nourri sa conception de la société future des visions empruntées à ses maîtres en utopie, Saint-Simon, Fourier, Owen et Pierre Leroux. L’idée romantique de l’« homme intégral », — der allseitige Mensch — est au centre de la conception que Marx avait de l’éducation future et des méthodes « de produire des hommes complets » (Le Capital I, chap. 15/9). Contrairement à Engels, il n’a pas cru que nous puissions sortir du règne de la nécessité : c’est « au delà » que « commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne put s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. » ( Le Capital III. ch. 48)
Alors, Marx, « marxiste » ou non ?
Michel Peyret
Entretien avec Maximilien Rubel (1979)
Publié le 27 janvier 2011 par Critique Sociale
Entretien inédit accordé en 1979 par Maximilien Rubel1 au Socialist standard ( www.worldsocialism.org/spgb/standardonline/ ), publié pour la première fois sur le site internet La Bataille socialiste ( bataillesocialiste.wordpress.com ) le 12 janvier 20112.
Socialist standard – Un des thèmes constants dans vos écrits, c’est que Marx n’était pas « marxiste ». Qu’est-ce que vous voulez dire par ce paradoxe apparent ?
Maximilien Rubel – Lorsque j’ai commencé a étudier l’œuvre de Marx j’ai compris aussitôt qu’un des postulats de base de son enseignement exige de ne pas confondre la vérité de la cause de l’émancipation humaine avec la vérité d’une théorie sociale quelle qu’elle soit, fut-elle la théorie d’un individu génial ou celle d’un parti politique prétendant agir conformément à cette théorie. Celui qui se dit « marxiste » et adhère à un « marxisme » quel qu’il soit (et nous savons que l’Église marxiste a ses sectes et ses hérésies) trahit à la fois ce postulat et cette cause : il rabaisse la théorie en la changeant en une idéologie, il professe la superstition du nom, il pratique le culte onomastique, il aliène sa propre personnalité. En déclarant qu’il n’était pas « marxiste » Marx ne jouait pas au paradoxe, mais proclamait l’évidence de sa théorie scientifique, donc négatrice de l’idéologie. La science de Marx n’appartient pas qu’à Marx : elle est une tentative de fonder rationnellement l’éthique socialiste, communiste et anarchiste qui existait avant Marx et qui est, aujourd’hui, la négation des réalités barbares dites « socialistes » et « communistes ». Qui dit « science » dit « humanité » ; c’est dans la mesure où elle est humaine que la science de Marx nous intéresse, et non qu’en tant qu’elle est « marxiste ».
2. D’après votre étude de Marx que diriez-vous qu’était sa conception de la société future ?
Négativement, la vision marxienne de la société future est celle d’une communauté libérée de l’argent, des classes sociales, de l’Etat et des superstitions idéologiques. Positivement, elle imagine une communauté où le mode de production capitaliste, fondé sur le profit et la division du travail, est remplacé par le mode de production coopératif fondé sur l’intérêt commun et les conquêtes rationnellement exploitées de la science et de la technique ; où la propriété privée est remplacée par la propriété individuelle (cf. Le Capital I, chap. 32), c’est-à-dire l’appropriation décrite par Marx sous le concept de Vergegenstandlichung[«Objectification »] (Manuscrits de 1844, Grundrisse, Le Capital I). La vision marxienne se résume dans ce passage du Manifeste communiste : « A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ». Bien que Marx se fut refusé de prescrire (verschreiben) « des recettes (à la Auguste Comte ?) pour les gargotes de l’avenir » (Postface à la 2e éd. allemande du Capital, 1873), il a nourri sa conception de la société future des visions empruntées à ses maîtres en utopie, Saint-Simon, Fourier, Owen et Pierre Leroux. L’idée romantique de l’« homme intégral », — der allseitige Mensch — est au centre de la conception que Marx avait de l’éducation future et des méthodes « de produire des hommes complets » (Le Capital I, chap. 15/9). Contrairement à Engels, il n’a pas cru que nous puissions sortir du règne de la nécessité : c’est « au delà » que « commence le développement des forces humaines comme fin en soi, le véritable royaume de la liberté qui ne put s’épanouir qu’en se fondant sur l’autre royaume, sur l’autre base, celle de la nécessité. » ( Le Capital III. ch. 48)
3. Quelle attitude Marx a-t-il prise envers l’argent ? A-t-il envisagé qu’il pourrait jouer un rôle dans la société socialiste ?
Avant de procéder à l’étude scientifique de la nature et du rôle de l’argent, Marx a prononcé un verdict de condamnation qui révèle la motivation éthique de sa critique de l’économie politique et du mode de production capitaliste :
« L’argent est la valeur universelle des choses, constituée pour elle-même. C’est pourquoi elle a privé le monde entier de sa valeur propre, le monde des hommes aussi bien que la nature. L’argent est l’essence, devenue étrangère à l’homme, de son travail et de son existence, et cette essence étrangère le domine et il l’adore. » (La Question Juive, 1844)
Même lorsqu’il ébauchait sa première critique de l’économie politique, il abordait le problème de l’argent dans le même esprit éthique : il tenait à citer Goethe et Shakespeare plutôt que Adam Smith et Ricardo, pour dénoncer l’argent comme « le lien de tous les liens » (das Band aller Bande), mais aussi comme « le moyen universel de séparation », comme « la prostituée universelle, l’entremetteuse générale des hommes et des peuples », comme « la confusion et la perversion universelles des choses » (Manuscrits de 1844). Dans une société libérée de l’argent, dans un monde humain, les échanges se feront sans ce médiateur-fétiche :
« Si tu supposes l’homme en tant qu’homme et son rapport au monde comme un rapport humain, tu ne peux échanger que l’amour contre l’amour, la confiance contre la confiance, etc. Si tu veux jouir de l’art, il faut que tu sois un homme ayant une culture artistique… » (Manuscrits)
En analysant l’argent dans son œuvre maîtresse, donc de manière rigoureusement scientifique, Marx recourt aux mêmes métaphores et descriptions que plus de vingt ans auparavant, et il cite les mêmes paroles tirées du Timon d’Athènes de Shakespeare, en y ajoutant un extrait d’Antigone de Sophocle. A propos de la « Schatzbildung » (thésaurisation), il observe que :
« La société moderne qui, à peine née encore, tire déjà par les cheveux le dieu Plutus des entrailles de la terre, salue dans l’or, son saint Graal, l’incarnation éblouissante du principe même de sa vie. » (Le Capital I, chap. 3)
Dans la « société socialiste », plus exactement dans la « société communiste », l’argent se trouve aboli, mais il y a encore échange de produits, dans la première phase, au moyen de « reçus » (Scheine, receipts) certifiant le quantum de travail fourni mesuré en « heures de travail individuelles », etc. ; comme tout droit (Recht) qui est un « droit égal pour un travail inégal », ce droit est celui de « inégalité » – un inconvénient (Missstand) inévitable aussi longtemps qu’existe la division du travail et que l’« état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond » sont insuffisants pour supprimer l’échange selon la valeur calculée en travail.
« Au sein d’un ordre social communautaire, fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même le travail incorporé dans des produits n’apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux… » (Critique du Programme de Gotha, 1875).
L’abolition de l’argent et de l’échange sera, par conséquent, complètement achevée « dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail… ».
1 Sur M. Rubel (1905-1996), voir notre numéro précédent : Critique Socialen° 13, décembre 2010, p. 6.
2 Publié ici avec leur accord.
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