Les fils de rien, les princes, les humiliés

Publié le 18 septembre 2014 par Litterature_blog

« Nous choisissons la haine. Nous sortons la nuit pour casser du bicot, défoncer des youpins. Nous sortons la nuit pour humilier des pédés, des gauchistes, des branleurs. Les passants s’effacent, La colère nous hante depuis l’origine. C’est un écho qui ne faiblit pas. 
Nous sommes treize. Des hommes forts, des hommes pâles. Rangers noires lacées haut, bombers sombres, tee-shirt blancs. Une faction. Phalanges tatouées, crânes, fraternité européenne. Nul ne s’oppose à nous, vitesse et violence rassemblées. Dans la pureté de l’instant, chacun de nos pas est une conquête. La ville, les faubourgs nous appartiennent. »


Ainsi s’ouvre la douloureuse confession d’un ancien skinhead. Falco a aujourd’hui 47 ans et il se souvient. Les vols de voiture, les agressions gratuites, les viols, les bagarres entre hooligans autour du Parc des Princes. La Meute l’a accueilli alors qu’il sortait à peine de l’adolescence. Elle est devenue sa seule famille au cœur des années 80, au moment où la France comptait pour la première fois 2,5 millions de chômeurs et où la jeunesse des classes populaires n’avait devant elle qu’un horizon bouché. Enfant de la banlieue né du mauvais coté du périph, fils d’un ouvrier licencié de l’usine Citroën de Poissy, Falco a choisi la haine : « La déroute de nos pères est la nôtre. L’accepter. Tuer ainsi le vieil homme en nous. Rentrer dans la maison de nos pères et y mettre le feu. Retourner dans la maison de l’enfance. La dévaster. Alors seulement nous serons libres, nous pourrons vivre. »


A l’aube de la cinquantaine, sans remords ni nostalgie, Falco cherche l’impossible apaisement. Le chiot enragé qu’il était a commis l’irréparable, le meurtre gratuit. Il a connu la prison, il a trahi, il est devenu un lâche, un père abandonnant son enfant sans se retourner. Aujourd’hui retiré dans les montagnes, vivant dans une caravane avec son chien, construisant pierre par pierre sa maison, il voudrait se réconcilier avec lui-même. Surtout, il voudrait comprendre sa violence, la nommer : « Qu’y a-t-il au fond de moi de sauvage, de mauvais ? Quel est ce mal ? Une force profonde, qui me précédait je crois. Qui me l’a transmise ? Une maladie présente depuis l’origine, qui surgit soudain et se déploie. Certains savent la juguler, d’autres cèdent et se laissent emporter. Ceux-là dévastent tout sur leur passage. »


L’auteur précise en préambule que les opinions qui agitent la Meute dans certaines pages du livre ne sont pas les siennes. Ce n’était pas nécessaire je pense. Ce texte est âpre, traversé par un désespoir poisseux, irrigué par une violence abjecte, mais il est impossible d’y voir une quelconque apologie de la haine ordinaire. C’est bien plus profond. Pas de fascination ni de dégoût pour le personnage, on touche ici à l'angoisse, à la peur, à « la douleur nue, les nerfs qui frottent contre l’os. La solitude. »


Ce roman est un roman social, un roman éminemment politique. Il vous heurte par ses mots crus, sa prose habitée, sa force brute. Il secoue furieusement, il interpelle, il laisse sans voix. Un choc dont on sort ébranlé, et pas qu’un peu.


Les fils de rien, les princes, les humiliés de Stéphane Guibourgé. Fayart, 2014. 200 pages. 17,00 euros.