Souhaitez-vous lire un essai qui bouleversera peut-être votre vision de l’homme, de l’individu, de l’individu dans ses relations avec ses semblables, de la société, de l’État ? Alors je ne saurais trop vous conseiller la lecture de De la liberté de John Stuart Mill.
Philosophe du XIXe siècle, Mill fut l’un des grands penseurs du libéralisme et un défenseur des libertés individuelles. Dans son livre, Mill nous met en garde contre une illusion, celle qui voudrait qu’en régime démocratique l’individu soit nécessairement libre. La tyrannie de l’opinion majoritaire, aux yeux de ce penseur, n’est pas moins détestable que celle d’un despote. En effet, il n’y a pas que la loi qui peut violer les droits individuels (viols dont un gouvernement respectueux évidemment se garderait), mais également l’opinion réifiée en opinion commune, la rumeur et la désapprobation de la majorité, qui peuvent, comme l’histoire le prouve, mener ses victimes à la ruine. « Il faut aussi se protéger, écrit Mill, contre la tyrannie de l’opinion et du sentiment dominants, contre la tendance de la société à imposer, par d’autres moyens que les sanctions pénales, ses propres idées et ses propres pratiques comme règles de conduite à ceux qui ne seraient pas de son avis. Il faut encore se protéger contre sa tendance à entraver le développement – sinon à empêcher la formation – de toute individualité qui ne serait pas en harmonie avec ses mœurs et à façonner tous les caractères sur un modèle préétabli. » Mais où pouvons-nous tracer la « limite à l’ingérence légitime de l’opinion collective dans l’indépendance individuelle ? » Puisque la société apporte sa protection, son soutien à l’individu, sans doute a-t-elle quelque droit de regard sur sa conduite ? Dès son chapitre introductif, Mill énonce clairement quel principe doit nous guider : « Ce principe, écrit-il, veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une communauté pour user de de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. »
Mais d’où vient, vous demandez-vous peut-être, cette adhésion de Mill à une si vaste liberté de l’individu ? Mill, dois-je ici préciser, était utilitariste. En effet, il nous dit lui-même : « Je considère l’utilité comme le critère absolu en éthique ; mais ici l’utilité doit être prise dans son sens le plus large : se fonder sur les intérêts permanents de l’homme en tant qu’être susceptible de progrès. » Or, pour le lecteur attentif de Mill, il apparaîtra évident que la liberté de pensée et de discussion et que le libre développement d’individualités diverses est justement dans l’intérêt de l’homme « en tant qu’être susceptible de progrès » et, par extension, de la société, voire de l’État. En effet, tous, nous sommes essentiellement faillibles ; c’est pourquoi la libre discussion nous est nécessaire, à nous, les êtres humains, pour nous approcher de la vérité. Nous devons toujours avoir à l’esprit que l’opinion que nous serions tentés de réduire au silence peut très bien être vraie ou, à tout le moins, partiellement vraie. En outre, même si notre opinion devait se révéler absolument vraie, nous ne pouvons que bénéficier d’une saine opposition de ceux qui professent des opinions adverses. En effet, toute doctrine qui n’est pas combattue se transforme en un ensemble de dogmes stériles qui risque de perdre jusqu’à son sens dans l’esprit de ses adeptes.
Ceux qui ont accepté les principes déjà mentionnés devront convenir, s’ils veulent être logiques, que le droit à sa propre individualité, c’est-à-dire le droit d’être celui que l’on souhaite sans subir de pressions adverses et liberticides de la part du groupe, est pour l’ensemble des hommes de la plus haute utilité. On ne peut que reconnaître que cette diversité des vues que souhaite Mill suppose une autre forme de diversité, soit celle
des hommes et des femmes qui composent le groupe. La tentation est toujours grande de faire taire les originaux, mais nous devons nous rappeler que les innovations heureuses sont généralement leur fait. Par ailleurs, Mill dit encore bien d’autres choses sur l’individualité qui me semblent essentielles, mais j’en retiendrai deux qui me sont particulièrement intéressantes. Il y a d’abord la question de la coutume. Même si dans une société donnée la coutume, c’est-à-dire un ensemble d’usages et d’opinions propres à une culture, devait se révéler excellente, on ne doit jamais forcer l’individu à l’accepter sans examen. En effet, se conformer uniquement à la coutume ne nous amène pas à développer ces qualités qui sont le propre de l’être humain. Comme l’écrit Mill : « Les facultés humaines de la perception, du jugement, du discernement, de l’activité intellectuelle, et même la préférence morale, ne s’exercent qu’en faisant des choix. » Enfin, Mill énonce, dans son traité, une pensée capitale que tous les décideurs devraient avoir présente à l’esprit : « La nature humaine n’est pas une machine qui se construit d’après un modèle et qui se programme pour faire exactement le travail qu’on lui prescrit, c’est un arbre qui doit croître et se développer de tous les côtés, selon la tendance des forces intérieures qui en font un être vivant. » En somme, Mill, logique jusqu’au bout, cherche toujours le plus utile puisque le développement de l’individualité n’est pas seulement utile à l’individu lui-même, mais également au groupe – et c’est pourquoi il conclut son essai par une idée que tout véritable libéral devrait inscrire en son âme : « La valeur d’un État, à la longue, c’est la valeur des individus qui le composent… »**
Toutes les citations sont tirées de l’ouvrage suivant : John Stuart Mill, De la liberté, Paris, Gallimard, coll. Folio, 1990.
Frédéric Gagnon