16 SEPTEMBRE 2014 | PAR JOSEPH CONFAVREUXÀ rebours des déplorations sur les pannes de la démocratie représentative et au-delà de la mise en place de dispositifs participatifs, la philosophe Sandra Laugier plaide pour repérer et s’inspirer des nouvelles formes du politique, afin de bâtir une démocratie radicale et renouvelée.
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En partant de l’effervescence politique du « mouvement des places » de 2011, peut-on décrire et analyser les contours d’une « démocratie sauvage » dont les pratiques pourraient « bien donner leur tonalité aux formes de l’action politique que les prochaines générations de gouvernants, de responsables, de dirigeants, de militants et de citoyens tiendront pour normales » ?C’est la tâche à laquelle s’attachent le sociologue Albert Ogien et Sandra Laugier, directrice du Centre de philosophie contemporaine de la Sorbonne, qui publient en cette rentrée Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique.Ils prolongent ainsi leur ouvrage publié en 2010, Pourquoi désobéir en démocratie ?, consacré aux formes de désobéissance civile, pour s’intéresser aux reconfigurations actuelles (ou à actualiser), de l’activité politique. Entretien avec Sandra Laugier.Comment votre dernier ouvrage peut-il aller à l’encontre des discours actuels sur la « crise de la démocratie » ou la « désaffection politique », dont cette rentrée semble pourtant constituer la nouvelle étape d’un chemin vers l’abîme déjà bien jalonné ?Sandra LaugierLa nécessité d’aller plus loin que les déplorations sur la « crise » ou la « désaffection » provient du sentiment que le politique s’est déplacé vers des formes renouvelées, comme les occupations de places à Tunis, Madrid, Athènes, New York, Tel-Aviv, Québec ou Istanbul, et dans des formes plus souterraines et invisibles d’action et de relations entre les personnes. Que les gens ne votent plus me paraît compréhensible, tant nous vivons dans des parodies, ou des formes faibles, de démocratie. Les institutions politiques ne sont plus le seul lieu où se trouve le politique, où il forge l’avenir.Il ne faut jamais oublier qu’il y a une relation dynamique entre la manière dont les relations sociales entre citoyens s’ordonnent au quotidien (le politique) et l’organisation des institutions de pouvoir et les luttes pour leur conquête (la politique). Ce que montrent ces mouvements, c’est que les sociétés sont vivantes et que la démocratie est le produit toujours en chantier de cette force de vie.L’espoir s’exprime désormais dans ces mouvements horizontaux, sans programme, ni leader charismatique, ni perspective de prise du pouvoir, qui portent le mot d’ordre d’une démocratie réelle, comme, à la fois, une revendication et une expérimentation.La créativité politique réside dans ces organisations collectives, pérennes ou non, fondées sur les principes de solidarité, de gratuité et d’autonomie, ou qui instaurent des modes de vie en rupture avec le productivisme, la hiérarchie et l’inégalité des rapports de genre.Mais ces rassemblements ou ces occupations restent marginales numériquement et n’ont pas obtenu grand-chose ?Certes, mais ce n’est pas l’efficacité immédiate ou le nombre qui compte, même si les foules rassemblées ont été considérables parfois. L’important est ce qui est expérimenté dans ces mouvements pour obtenir des relations sociales dans lesquelles l’égalité est effectivement réalisée, alors que les démocraties occidentales ne cessent de parler de liberté et d’égalité sans se soucier de leur effectivité. Ces mouvements portent la démocratie non comme un régime à établir, ni même comme un idéal prédéterminé, mais comme un principe d’action qui rompt avec la pensée politique de la représentation, dont on voit aujourd’hui les limites. Partout le rapport des citoyens au politique s’est modifié – il est devenu plus attentif et exigeant.Pour revivifier la démocratie représentative défaillante, ne peut-on en améliorer les formes, que ce soit par des procédures comme le tirage au sort ou les dispositifs participatifs, par exemple ?Je ne crois pas à une amélioration de la démocratie par ces processus pilotés de participation, même si le fait qu’ils soient de plus en plus revendiqués est un phénomène important. Mais le vocabulaire moralisant de la participation suscite ma réticence, car il désigne un lieu privilégié où résiderait la vie politique, auquel le citoyen serait simplement invité à participer, alors que le politique vivant paraît en réalité avoir largué les amarres avec la politique institutionnelle.Affiche d'Occupy Wall Street pour le 1er mai 2012La « démocratie sauvage » sur laquelle j’ai enquêté avec Albert Ogien n’est ni la démocratie participative, ni même la démocratie plus directe au niveau local (même si de récentes expérimentations, notamment dans des collectivités gérées par des élus écologistes, sont réussies), qui ne seraient que des dispositifs élargis et corrigés des modèles institutionnels de la vie politique, et se contenteraient de vouloir désigner de « meilleurs représentants », de rechercher l’approbation de citoyens « raisonnables » ou d’arriver à un consensus, ou encore d’élargir le socle de la représentation.Il existe une rupture plus profonde, exprimée par le « mouvement des places », qui veut penser et agir en dehors du système représentatif pour donner aux citoyens la capacité d’être reconnu, de s’exprimer, de prendre son sort en main et d’exiger une autre vie possible. Même s’il existe des expériences intéressantes, notamment locales, de participation, la démocratie radicale, ou sauvage, exprime d’abord la reconnaissance du pluralisme des formes de vie, l’exigence d’égalité réelle et l’idée que chacun est le mieux placé individuellement pour savoir ce qui est bon pour lui ou pour elle et pour intervenir collectivement dans les questions qui le ou la concernent.Abandonner le principe représentatif, même si celui-ci entrave aujourd’hui le principe démocratie, n’aboutit-il pas à un risque d’atomisation sociale ?Savoir et réclamer ce qui est bon pour soi, en rupture avec les principes de délégation ou de représentation, ne signifie pas se contenter d’un univers réduit ou imaginer une explosion des regroupements humains en petites communautés ou en micro-sociétés attentives seulement à leur bien-être ordinaire. L’exigence d’égalité réelle articule précisément la nécessité de penser en même temps l’échelle locale et ses relations sociales ordinaires, et l’échelle globale. La puissance d’irruption du mouvement des places a été soutenue par une localisation, puisqu’il s’agissait d’une occupation, de la réappropriation d’un espace, d’un bout de Terre, mais aussi par une aspiration générale, que je dirais perfectionniste et qui connecte ces différents espaces.La démocratie radicale émerge à l’écart des institutions politiques, mais une démocratie peut-elle fonctionner sans institutions ?Les sociétés sécrètent des institutions, forcément. La question qui se pose est celle de la nature des institutions qui se sont stabilisées et celle des méthodes utilisées pour les transformer. On reproche souvent à ces mouvements de n'avoir rien obtenu, de n’avoir pas de programme. Or, ce qui nous intéresse est précisément cela, cette demande de démocratie réelle et d’égalité qui ne cherche pas un changement de régime, ni une prise de pouvoir, ni l’écriture d’une nouvelle constitution, mais travaille à rendre publiques de nouvelles formes de la vie collective.On avait aussi reproché au mouvement de Mai 1968 d’être circonscrit et de ne pas envisager de changement institutionnel, mais il a pourtant suscité des transformations profondes dans la société qui sont encore agissantes aujourd’hui. Notre problème n’est pas de proposer de nouvelles formes d'institutions qui permettraient de nouvelles formes de représentation des citoyens, mais de percevoir l'obsolescence d'un certain type de conception de ce qu’est la politique, qui se limite trop souvent aux élections.On perçoit la révolution copernicienne, relativement optimiste, qui consiste à repérer le politique hors des institutions qui le portent habituellement, mais où se situe le potentiel transformateur de ces nouvelles formes du politique ?Un événement aussi ridicule que la crise du PS montre qu’il faut élaborer, dans tout collectif, des formes démocratiques laissant place au dissensus interne. La déréliction des grands partis de gouvernement est un des aspects de la montée en puissance de la demande de démocratie radicale qui veut que tous soient entendus de manière égale. Même dans le discours politique conventionnel, cette exigence démocratique, par nature insatisfaite, se révèle donc. Et ces mouvements extra-institutionnels constituent un laboratoire de fonctionnement politique démocratique en montrant au public qu'il y a vraiment une autre forme de vie politique possible.Si ces mouvements sont des laboratoires et qu’on considère qu’ils peuvent préfigurer la forme du politique et de la démocratie de demain, comment imaginer le changement d’échelle ? Est-ce que ça ne bloque pas quand on raisonne par exemple à l’échelle d’un pays et non d’une localisation restreinte ?Ces mouvements ne se conçoivent pas comme un modèle réduit permettant de voir comment la société devrait fonctionner demain. Ce que dit par exemple le slogan « Nous sommes les 99 % », alors que ce n’est pas une réalité numérique, c’est qu’ils représentent quelque chose de très important, qui doit être exprimé et exigé, à la manière de ce que signifie claim en anglais, c’est-à-dire à la fois revendiquer un territoire et une justesse de la parole.L’intérêt est de voir comment la société change effectivement, par l’agentivité collective, davantage que de dessiner les contours d’un plan B ou, pire, de vouloir modifier les comportements de manière hétéronome. Ces mouvements expriment le fait que nous ne sommes pas en démocratie autant qu’on devrait l’être, mais ils font confiance aux citoyens pour s’organiser eux-mêmes, sans leur donner un schéma d’action ou une feuille de route au-delà de la confiance en soi et de la conviction d’être dans le juste.Quels seraient toutefois les outils intellectuels et organisationnels qui permettraient d'élaborer des formes du politique matérialisant le pluralisme des formes de vie et l’égalité réelle qui se trouvent, selon vous, au cœur du principe démocratie ?Par exemple, l’éthique féministe : je pense au concept de care, qui affirme l’importance des soins et de l’attention portés aux autres, en particulier ceux dont la vie et le bien-être dépendent d’une prise en charge particularisée, continue et quotidienne, et peut être un outil de démocratie si l'on politise cette notion souvent réduite à une simple injonction morale autovalorisante. Cela suppose une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités de soins ont été socialement et moralement dévalorisées et rejetées hors de la sphère publique.La force de l’éthique du care a été de faire place aux sentiments, et au souci des autres, dans la politique et dans la définition de ce qui est juste. Mais, faute d’une compréhension de la dimension politique des sentiments, et de l’expérience concrète du travail de care, l’appel à une « société du soin » est aussi vain que conformiste. Le care attire notre attention sur toute une catégorie d’humains (pendant longtemps, à peu près toutes les femmes) qui ne sont pas pris en compte, n’ont pas de voix dans la vie publique.La théorie des capabilités nous permet, comme le care, de voir l’importance de détails : la possibilité concrète de réaliser les droits que nous prétendons universels. Il est urgent de ramener la morale à son terrain propre : celui de la manière dont nous vivons. Ce déplacement met en première ligne de l’agenda politique cette question : « Qui fait quoi et comment ? » Il impose de changer les approches qu’on peut avoir de l’éthique, de la responsabilité que l’on peut avoir pour d’autres populations exploitées dans des pays lointains aussi bien que dans les relations quotidiennes et ordinaires. La difficulté est de re-hiérarchiser ce qui est important ou pas. Mais il me paraît nécessaire de substituer une politique du comment à une politique du pourquoi.Ces mouvements qui ne veulent pas du pouvoir ne penchent-ils pas vers une forme d’irénisme politique, alors que la conflictualité sociale se situe au cœur de la vie politique et citoyenne ?La démocratie, ce n’est pas le consensus, mais le dissensus, comme nous l’avions exprimé dans notre précédent livre sur la désobéissance civile. Nous offrons une boîte à outils théoriques, mais ce sont des outils tranchants et percutants. Les mouvements ne cherchent pas un consensus misérable, ou imposé par une figure d’autorité... mais le mouvement unanime, ce qui est très différent.Il n’y a pas d’espoir dans une politique de consensus qui se situerait à la base d’une démocratie telle que se la représentent des penseurs comme John Rawls ou Jürgen Habermas, fondée sur l’obtention d’un accord, et surtout d’un accord sur les conditions de la discussion. Cette démocratie moralisante est à bout de souffle. La vie démocratique se nourrit de ruptures et de prises de distance radicales avec une communauté de langage devenue insupportable à entendre, elle peut récuser le cadre « acceptable » de la discussion. La dissonance donc, non le consensus ; ce qui n’empêche pas des formes d’harmonie et de justesse.Henry David ThoreauCes mouvements revendiquent une rupture, pas le pouvoir, et ne font pas de la non-violence leur principe, comme c’était le cas pour les actions de désobéissance civile. Puisque le principe c’est la démocratie, l’exigence absolue et inconditionnelle d’égalité, ce qui parfois nécessite la violence, ne serait-ce que pour se défendre contre la répression policière, parfois extrêmement violente. Non qu’ils prônent la violence, mais parce que ces mouvements ont compris qu’ils étaient en butte à une certaine violence de la société, et n’ont pas de tabou par rapport à l’usage de la violence même s’ils excluent les violences envers les personnes. Ce n’est pas parce que ces mouvements ne sont pas « efficaces », au sens de la prise de pouvoir, qu’ils seraient « gentils ». Ils sont l’expression d’une démocratie radicale venant davantage d’Emerson, de Thoreau que de Marx, et ne se situent donc pas dans une perspective révolutionnaire violente mais sont, en dépit de cela, très puissants, et déstabilisants.Quelles leçons tirez-vous de la naissance de partis politiques issus des mouvements d’occupation de places, comme Syriza en Grèce, Podemos ou le Parti X en Espagne, ou encore le Mouvement 5 étoiles en Italie ? Ils empruntent bien des formes partidaires, même s’ils veulent se distinguer des partis traditionnels ?Un parti peut porter le « principe démocratie » à partir du moment où il se bat pour le respect ou l’extension de l’égalité. Ce sont des partis qui entrent dans l’arène électorale, mais s’organisent de façon à garantir que l’expression libre de ses membres ne soit jamais captée ni instrumentalisée par une direction qui les dépossède de leurs voix. Ils cherchent à contredire l’inclination oligarchique des partis, tout en interdisant le risque de sclérose, d’éteignoir ou de conformité qui naît de l’intégration au système représentatif.Le « principe démocratie » comme forme de vie égalitaire et revendication de l’égalité réelle peut donc exister, y compris dans la pratique du gouvernement, à partir du moment où l'on ne considère pas la démocratie comme un état stable, mais où l'on garde la volonté d'aller toujours plus loin, d’avancer hors de soi.
- Le Principe démocratie. Enquête sur les nouvelles formes du politique.
Albert Ogien et Sandra Laugier.
Ed. La Découverte, août 2014.
220 pp. 21 €.