Il arrive que je me lève bien tôt le dimanche, pour quitter la ville et aller me vider la tête en pleine nature, respirer le grand air et recharger les batteries. Godillots aux pieds, chapeau rabattu sur le visage, je profite alors du trajet pour finir ma nuit, bercée par le train. Je rêve bientôt de fées, d'elfes, de gnomes et autres esprits de la nature. À travers le sommeil, des voix me parviennent qui racontent comment certains esprits viennent à la fin des banquets finir les restes et se repaître des paroles en l'air, et autres choses fantastiques qui me semblent relever du folklore nordique.
Derrière moi, deux passagers tiennent conversation et c'est comme s'ils me lisaient les contes et légendes dont je raffolais plus jeune. Ils parlent de force de vie, de magie, d'énergie… J'y vois un jet de dés polyèdres ! Seraient-ce des rôlistes ? Me revient alors que, dans une autre vie, j'étais un troll des forêts, bête et gentil, dont la compagnie était appréciée des autres espèces de notre équipée rôliste — lesquelles se méfiaient toutefois de mon appétit insatiable, bien que ma massue ne s'abatte jamais que sur les excités qui avaient l'idée saugrenue de nous attaquer. Entre rêve et réalité, je souris à l'idée de faire un petit coucou avec ma face de troll aux deux copains qui devisent derrière moi…
Leur conversation est érudite, abondant de références bibliographiques que je n'identifie pas et, méandreuse, m'évoque soudain les entrelacs merveilleux du livre de Kells et le folklore celtique. Peut-être sont-ce des chercheurs, de retour d'un séminaire sur les mythologies anciennes et les croyances médiévales ?
Il est bientôt question de chimères, de créatures hybrides, contre nature, de démons et autres esprits malins. La conversation est passionnée mais, leur ton est sérieux, ils ne badinent pas. Seraient-ce des amateurs d'ésotérisme, s'adonnant au jeu de runes, dialoguant avec les forces surnaturelles ? Je comprends progressivement que ces deux-là croient vraiment aux esprits et au paranormal. Ce n'est pas un jeu. À les entendre, le monde est la proie de forces maléfiques et il faut garder allumée la flamme des veilleurs car ses fondations vacillent…
Mon sang de troll se glace en reconnaissant là les propos de celles et ceux qui, ces dernières années, descendent dans les rues — non pour jouer mais pour de vrai — pour dénier droits égaux aux frères et sœurs qu'ils jugent indignes de partager leur monde, brandissant des pancartes aux messages haineux comme autant de massues. Le sommeil, les nymphes et les lutins me quittent définitivement lorsqu'il est question d'archanges, de lutte du Bien contre le Mal, du grand Satan et ses sodomites. Trop libre pour eux, je me réveille sorcière, la gorge serrée de tant de noirceur et de confusion, n'osant me retourner de crainte de croiser leur regard pétrifiant ou, ce qui revient au même, le logo de la « manif pour tous » brodé sur leurs vêtements.
En route pour recevoir quelque prêche dominical, ces deux-là se font peur tout seuls avec leur monde imaginaire qu'ils prennent pour la réalité, tandis que, de ces univers fantastiques qu'ils savent parallèles, les rôlistes s'amusent, tandis que dans la forêt m'attendent les baies, les champignons, les écureuils et les faunes.