« Parfois je me demande pourquoi nous n’avons jamais lu que les passages qui parlaient des promesses, et pas les autres, qui nous auraient fait comprendre ce qui nous attendait. Je me demande pourquoi, jamais, nous n’avons vu les contradictions, toutes ces contradictions (…). »
Je vais probablement franchir allègrement le fameux point Goldwin en chroniquant Quand les lumières s’éteignent, ce roman poignant de Erika Mann, qui se déroule dans l’Allemagne nazie, juste avant le déclenchement de la seconde guerre mondiale.
« Je ne suis pas juif, murmura-t-il et il sursauta lorsque ses lèvres effleurèrent son poignet, et je ne suis pas non plus communiste, ni traître à ma patrie, et pourtant on veut m’anéantir. Pourquoi ? »
Dans ce récit publié en 1940, il n’y a pas à proprement parler de personnage principal. L’auteure narre la vie quotidienne sous le Troisième Reich, le poids de la machine étatique et l'embrigadement idéologique dès le plus jeune âge, la surveillance généralisée de la population et les nombreuses sollicitations auxquelles elles est soumise, l’arbitraire et l'absence d’Etat de droit, la peur de s'exprimer et la quasi absence de la sphère privée qui font de ce système un régime totalitaire.
« Mais, à peine le nouveau régime s’était-il établi, qu’il y eut certains signes inquiétants. Un règne d’injustice et de despotisme sans frein commença. Autant le vieil Etat avait manqué de fierté et d’assurance, autant le nouvel Etat exigeait de ses citoyens un culte et une idolâtrie qui confinaient au blasphème. »
Chaque chapitre met en scène un nouveau personnage dont l’humanité, presque à son corps défendant, se réveille et se rebelle tellement le régime nazi est inhumain et parfois absurde que les moins politisés, les plus individualistes, les plus insouciants, les plus ignorants et même de vieux militants nazis découvrent l'horreur de ce régime.
« Pendant de longues heures tourmentées, Franz Deiglmeyer de la police secrète d’Etat combattit contre lui-même jusqu’à ce qu’il décide à contrecarrer ces ordres. Je ne peux pas, se disait-il. Je ne peux en endosser la responsabilité. Je ne peux pas, et je ne le veux pas non plus. »
Au fil des 10 chapitres, le lecteur assiste à l’éveil de la conscience des personnages. Le commerçant sympathisant du parti nazi qui tente de sauver son commerce en trafiquant les livres de comptes pour se mettre en conformité avec la réglementation, le membre de la première heure du parti nazi devenu chef local de la Gestapo qui va tenter de sauver les juifs lors de la nuit de cristal, le jeune agriculteur poussé à l'exode pour survivre, le chirurgien réputé qui ne peut plus s'isoler derrière son métier et ses hobbies, l'écrivain nationaliste tombé en disgrâce...
« Ses codétenus voulaient savoir pourquoi il savait tant de choses par cœur. Il répondit : Je savais qu’un jour qu’un jour ils viendraient me chercher, et qu’alors je n’aurais plus ni livres, ni aucune consolation extérieure. Alors, je me suis préparé. J’ai appris tout cela pour tenir quand l’heure viendrait. »
Nonobstant les crimes et les persécutions qui sont à peine évoqués, Erika Mann brosse le tableau édifiant de l'Allemagne nazie avant la seconde guerre mondiale. Contrairement aux fantasmes économiques et sociaux véhiculés aujourd'hui par l'extrême droite et par certains médias sur les aspects sociaux du régime nazi, ce roman décrit en filigrane une économie allemande exsangue qui prépare la guerre, les travailleurs surexploités, la production agricole en net recul, les petits commerçants et les artisans dépossédés arbitrairement de leur travail, les grands industriels privilégiés et l'injustice sociale pire que sous la République de Weimar.
A lire.