Ce spécialiste du Maghreb et de la décolonisation est désormais à la tête de la Cité nationale de l'histoire de l'immigration.
L'historien Benjamin Stora remplace Jacques Toubon à la tête de la Cité nationale de l'histoire et de l'immigration. © BALTEL / SIPAPropos recueillis par Hassina MéchaïL'historien Benjamin Stora succède officiellement à Jacques Toubon, ce 15 septembre, à l'occasion de l'inauguration de la nouvelle exposition permanente "Repères". Et déjà dans Paris, les publicités pour "Repères" s'affichent. Et le ton est à l'humour : "L'immigration, ça fait toujours des histoires." Le ton est donné et annonce sans doute un nouvel élan pour ce musée qui s'empoussiérait un peu porte Dorée.
Le Point Afrique : Quel sera votre rôle à la tête de ce musée ?
Benjamin Stora : Ce musée a été ouvert au public en 2007. Mais il n'est, hélas, pas encore suffisamment connu. Ma priorité sera de relancer ses activités et d'en faire un haut lieu de débats, d'expositions. Je souhaite également associer l'éducation nationale à cette dynamique, en favorisant la venue d'un public scolaire. Mais l'activité de la Cité s'inscrira aussi dans le présent : par exemple, nous préparons pour novembre une exposition qui portera sur la haute couture et les immigrés, à travers les parcours d'Azzedine Alaïa, Balenciaga ou encore Karl Lagerfeld.
Vous êtes un universitaire reconnu et vous succédez à un politique, Jacques Toubon. Y a-t-il là un message ?
Le message implicite serait peut-être de passer enfin, sur les questions migratoires, de la politique à l'histoire, de sortir des enjeux politiques brûlants actuels. En France, c'est un sujet clivant, souvent porté par les extrêmes. Passer à l'histoire, c'est aussi passer à la distance, à la réflexion objective, et faire en sorte que l'immigration soit moins vécue dans la peur mais plus simplement regardée en face, dans sa complexité, dans sa richesse. Cette approche universitaire peut servir à dédramatiser la question, loin de ces idées d'envahissement qui ont cours.
D'ailleurs, pourquoi cette peur ?
L'immigration est ancienne, longue, inscrite dans la France de façon profonde. C'est une histoire féconde qui a apporté beaucoup. Mais elle doit se comprendre aussi dans une perspective mondialisée. La France n'est pas le seul pays à avoir connu des flux migratoires. Les pays du Sud y sont aussi confrontés. La Tunisie par exemple a accueilli sur son sol presque un demi-million de réfugiés libyens, ce qui, pour ce pays, est un défi monumental. L'Algérie ou le Maroc connaissent également une poussée de l'immigration subsaharienne. Il faut donc désenclaver la perception du phénomène migratoire. Bien sûr, on est aussi dans une perspective nationale particulière, avec des vagues d'immigration différentes, mais il faut garder en tête cette perspective mondiale plus large.
Au bout du compte, le noeud du problème n'est-il pas le modèle français basé sur l'assimilation ?
Je ne pense pas qu'il soit en panne ou obsolète. Ce modèle d'assimilation à la française a très bien fonctionné et a donné à la France de nombreux talents. Aujourd'hui, l'immigration, ce sont des médecins qui soignent, des professeurs qui enseignent, des ingénieurs qui développent. C'est un quotidien normal. J'ai été professeur pendant 35 ans et j'ai pu observer ces étudiants issus de la diversité toujours plus nombreux. Ce qui m'intéresse, ce sont les mouvements de fond, les plaques tectoniques sociétales qui n'ont, hélas, pas assez de visibilité médiatique. Le monde a changé, ces nouvelles générations voyagent énormément, parlent plusieurs langues, s'inscrivent aussi dans un espace élargi, la francophonie ; elles ont un regard différent sur leur identité. Aujourd'hui, la langue et la culture française sont portées par des millions de personnes au Maghreb, en Afrique, dans un espace beaucoup plus large que le seul territoire français. Chacun peut donc se rattacher à une forme culturelle par la langue qui n'est pas restrictive à une histoire unique mais tient à des histoires plurielles. Et, ne l'oublions pas, de nombreux Français émigrent aussi, la circulation est dans les deux sens.
Ce musée n'a jamais été inauguré officiellement. Pourquoi cette timidité politique alors que, ailleurs, d'autres musées de l'immigration, comme celui d'Ellis Island à New York, sont soutenus sans problème ?
Les États-Unis sont une nation de migrants, cela fait partie de leur narration nationale. En France, les grandes vagues d'immigration datent du XIXe siècle, quand la nation était déjà constituée. Les Français ont encore du mal à se voir comme une nation de migrants, dans leur imaginaire national. D'autre part, quand les migrants arrivaient en France, ils étaient confrontés à l'idéologie très forte de l'assimilation. Ils ne se regardaient pas eux-mêmes comme des migrants de toute éternité : l'objectif était de s'intégrer, dans des stratégies d'assimilation et de distance radicale avec l'origine. Leurs descendants devenus français n'ont pas eu, pendant longtemps, la volonté de connaître cette histoire. Or, depuis peu, certains descendants veulent la redécouvrir. Dans un contexte mondialisé, les gens se voient comme appartenant à la fois à une nation définie mais aussi à une histoire multiple. Ils sont dans une situation quasi diasporique d'un point de vue culturel. C'est une nouveauté à mon sens. C'est aussi là l'intérêt de ce musée qui se doit de répondre à cette demande nouvelle.
Vous rejoignez là l'écrivain Édouard Glissant qui oppose l'identité rhizome, plurielle et modulable à l'identité racine, unique et figée ?
Édouard Glissant m'a toujours inspiré. Dans le fond, il faut enrichir le modèle républicain français de tous ces parcours issus de l'immigration et ne pas essayer de le réduire. Ne pas soustraire mais ajouter en somme. Ceux qui ont peur de ces histoires multiples sont ceux qui sont dans les replis nationalistes. Je ne souhaite pas qu'une seule histoire officielle émerge : les histoires doivent se combiner, et non s'ignorer.
L'histoire de l'immigration est-elle, à votre sens, une discipline suffisamment développée et enseignée en France ?
C'est en France qu'il y a le plus d'études postcoloniales, en termes de travaux scientifiques. L'Espagne, le Portugal, la Belgique ne se sont pas encore penchés sur ce passé, alors qu'ils ont été de grands empires. La Grande-Bretagne produit surtout des études postcoloniales que je qualifierais de "littéraires", mais ce pays ne regarde pas forcément encore sa propre histoire coloniale en face. Ces travaux de chercheurs français sont souvent le fait de descendants de migrants qui portent justement ces interrogations. Ces travaux se multiplient depuis vingt ans seulement, ce qui est encore très récent au regard du temps universitaire. C'est là une jeune discipline qu'il faut porter à la connaissance du plus grand nombre, notamment à travers ce musée.
Votre histoire personnelle aura-t-elle une influence sur la façon dont vous envisagez votre nouvelle fonction ?
J'ai toujours écrit en rapport avec mon parcours tout en observant le principe de la pluralité des points de vue. Je suis moi-même un "déplacé", arrivé d'Algérie à 12 ans. Je suis né dans un monde oriental puis ai vécu dans un monde occidental, je porte en moi cette question-là. En arrivant en France dans les années 60, je n'étais pas un obsédé de l'origine. Je m'inscrivais plus dans les mots de République, d'universalisme. Ce n'est que plus tard, en observant certains mouvements de société, que j'ai essayé de m'interroger sur les liens entre mes recherches et mes origines. Par exemple, je n'ai écrit qu'en 2013 un livre sur la question des relations entre Juifs et musulmans (Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours, avec Abelwahab Meddeb, NDLR) ; je ne m'étais pas posé cette question auparavant. De même, je ne regardais le conflit israélo-palestinien que sous l'angle politique, la question religieuse ne m'intéressait pas. Force est de constater que cette dimension a pris une place importante. Au bout du compte, mon travail mêle aussi subjectivité et distance...
À ce propos, sur l'Algérie : le ministre des Affaires religieuses, Mohamed Aïssa, a évoqué cet été la possibilité d'une réouverture des synagogues, fermées dans les années 1990 à cause du terrorisme. Qu'en pensez-vous ?
Il reste si peu de Juifs en Algérie que cette déclaration a surtout une valeur et une symbolique pour les Algériens eux-mêmes. Ce geste possible pose en effet la question essentielle de la pluralité en Algérie. C'est aussi toute la question berbère qui apparaît en filigrane. Et au-delà encore, cette question de la pluralité ne peut déboucher normalement que sur la question démocratique qu'elle suppose et accompagne
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