C’est un stage de préparation au bac de français. Quatre jours en rase campagne, dans un ancien pensionnat transformé en centre d’accueil pour colonies de vacances. Le soir, la prof a mis en place un petit jeu d’improvisation. Le principe : s’asseoir sur une chaise au milieu de ses camarades et parler. « De soi, de sa situation, de ses projets, de ses passions. Sans rire. » Le temps qu’une bougie se consume.
Le tour de Brahim approche. Mais il n’a rien à dire. Il ne veut rien dire. « J’arrête. J’arrache ma langue, je vide ma tête, j’écris fin. Et puis plus rien. Ce serait bien. Mais on peut pas s’arrêter de penser. Penser à rien, ça n’existe pas, c’est impossible ça. » Alors Brahim va parler. Raconter sa passion pour l’Allemagne, pour la langue et les pâtisseries allemandes surtout. Chaque été il rend visite à son oncle, à Dresde. Voila, c’est ce qu’il va raconter. Les vacances, les gâteaux allemands. Le Stollen, le Käsekuchen, la Herrentorte. Les ingrédients, le mode de préparation, la cuisson. Pendant ce temps au moins, la cire pourra fondre. Mais emporté par les mots, Brahim aborde d’autres sujets. Son statut de FOI (Français d’Origine Incontrôlé) en opposition aux FOC (Français d’Origine Contrôlé), par exemple : « Moi je suis né en France d’une mère née en France. Mais manque de pot, mes grands-parents sont nés en Algérie. Alors ça me poursuivra jusqu’à la fin des temps, certainement. » Et là, les vannes s’ouvrent, la colère monte, Brahim change de ton…
Un bien joli texte sur la parole libérée d’un ado au départ plein de retenu dont l’armure se fendille peu à peu. L’émotion à fleur de peau, les confidences touchantes, le malaise lié à ses origines, tout s’enchaîne dans un flot ininterrompu. D’une seule voix. Une réussite de plus pour cette collection absolument incontournable.
Extrait :
« Dis rien s’il te plait, Brahim, dis rien, ça sert à rien. Te fais pas remarquer et tout ira bien.
C’est le refrain de ma mère, pauvre mama, je t’aime, alors je ne dis rien, je presse sur mon ventre pour que ça s’enfonce tout au fond, et que ça sorte pas, hein, que ça sorte pas. Lisse, toujours lisse… Bien lavé, bien peigné, bien habillé, clean, cool, poli, propre sur moi, bon élève, délégué de classe, club de judo, groupe de rock, et aide aux devoirs pour les minots, tout comme il faut. Comme notre pelouse, devant notre pavillon de banlieue, la plus belle pelouse du lotissement, taillée aux ciseaux, pas une mauvaise herbe. Et les jardinières de fleurs sur mes rebords de fenêtres, et les rideaux lavés tous les quinze jours. Mes pantalons bien repassés, même les jeans – non, maman, on ne repasse pas les jeans-, et les baskets nettoyées tous les samedis… Lisse, bien lisse… Même le vocabulaire, propre, bien astiqué – dis pas ça Brahim, parle correctement Brahim – Et j’obéis, oui, maman, oui, maman… Lisse, lisse, lisse… ça sert à quoi ? Je m’appelle Brahim, justement, et j’ai les yeux noirs. Et ça, ça ne s’efface pas, ça ne se lisse pas. »
Rien dire de Bernard Friot. Actes Sud Junior, 2014. 78 pages. 9,00 euros. A partir de 13 ans.
Une nouvelle lecture commune du mardi que je partage comme d'habitude avec Noukette.