« La maison de terre »
GURTHRIE Woody
(Flammarion)
Le Lecteur eut bien du mal à s’extirper de ce roman. Un roman qui n’était jamais paru du vivant de Woody Gurthrie, un roman qui fut retrouvé dans ses archives personnelles (2013). Un fabuleux roman. Un hymne à la vie, au refus du renoncement, donc au combat. Un jeune couple de métayers survit dans une cabane en bois construite dans une région déshéritée des Etats-Unis, dans un recoin du Texas où les conditions climatiques rendent la vie insupportable. Tike porte en lui un rêve insensé, un rêve qu’il partage avec Ella May, sa jeune compagne : ériger une vraie maison, une maison en pisé, comme le préconisait le gouvernement américain d’alors (fin des années trente). Mais le rêve se heurte à l’intransigeance de ceux qui disposent des vrais pouvoirs : banquiers qui refusent le moindre prêt et propriétaires terriens qui refusent de vendre le lopin de terre nécessaire à l’érection. Et pourtant, ces deux là ne se résignent pas. Même au pire de la tourmente. Même au creux de la nuit d’hiver, lorsqu’Ella May accouche du petit garçon pour lequel ils s’essaient déjà à inventer un avenir qui ne soit pas à la ressemblance de leur commune destinée.
Les rapprochements avec Steinbeck (« Les raisins de la colère) sont inévitables. Mais il y a chez Woody Gurthrie quelque chose de plus : des vibrations d’une intensité tellurique, une rage de vivre qui bouleverses tous les schémas traditionnels du roman social. La narration de l’accouchement d’Ella May est en elle seule un morceau d’anthologie, avec la présence d’une tierce personne, une jeune femme, Blanche, infirmière fraîchement diplômée et femme sage parmi les sages. Un roman daté, c’est vrai, mais ô combien actuel, ô combien nécessaire dès lors que l’on se refuse l’enlisement dans le conformisme. Le Lecteur est depuis fort longtemps un familier des chansons qu’écrivit Woody Gurthrie. « La maison de terre » vient de lui révéler l’exceptionnelle dimension d’un écrivain engagé, au bon sens du terme, aux côtés de ceux que les Puissants contraignent à n’être pas.
« Un univers de grandes bâtisses en pierre de douze pièces, de demeures en bois de dix pièces, mais aussi un univers d’humbles baraques. Les bicoques délabrées, en état de pourriture avancée, sont plus nombreuses que les belles habitations, et ces humbles masures se tournent toutes vers les plus belles maisons, elles les insultent à voix haute, hurlent, crient et posent des questions sur le pourrissement, la crasse, la douleur, la misère, le délabrement de la terre et des familles. Toutes sortes de rixes éclatent entre les maisons les plus humbles, les cahutes, et les habitations plus grandes. Et cela est vrai autant à la ville où les maisons penchent et s’appuient les unes sur les autres qu’à la campagne dans les fermes et sur les ranchs où le vent souffle haut, large et beau, et où les maisons sont construites loin les unes des autres. Et les gens triment dur lorsque le vent sévit, et ils luttent plus fort encore quand le vent sévit, et ici ce sont les entrailles du canyon, le lit hérissé d’épines, la paillasse aplanie où le vent lui-même est né. »
La musique des phrases de Woody Gurthrie a enchanté le Lecteur. Elle ne l’abandonne pas, elle circule en lui, lui redonne force et énergie. « Son visage sourit dans ce même vieux vent qu’il avait toute sa vie senti sur sa peau, humé et connu, ce vent de vie et de mort. Le vent comme élément de la météo, et la météo porteuse de vie et de mort pour les gens et pour les moissons. Il avait toujours considéré la météo avec une expression à mi-chemin entre la moue et le sourire, le visage tourné vers le soleil, vers les étoiles qui se pourchassent dans la grande voûte bleue. Les brins d’herbe fauchés par les blizzards bleutés du nord. La truffe et les oreilles de tous ses animaux exposés à la morsure du froid. Tike avait appris à contracter, plisser, froncer le visage lorsqu’il bravait les vents sifflants des froides saisons. Le soleil brûlant des périodes de sécheresse, ses poussières, ses suées, sa chaleur qui dansait et tremblotait, il avait appris à sourire face à ça, aussi. Et la pluie. Idem pour ces pluies furieuses, aveugles, débridées qui lavaient, dégoulinaient. Tous ces éléments avaient creusé, raviné et lissé son front. Tous étaient sur sa figure, dans sa manière de plisser les yeux, faisaient partie du sourire amical qu’il réservait aux siens, de ce ricanement tempétueux de haine qui l’envahissait lorsqu’il parlait de ses ennemis et des gens qui lui avaient fait du mal. Et son ricanement, sa mine renfrognée, même sa façon de plisser les yeux, son sourire, toutes ces expressions apparaissaient cent fois par jour, mille fois par jour, et parfois toutes ces expressions déferlaient sur son visage et ces sentiments circulaient cent fois dans son sang, tous se succédaient et défilaient, de sa haine à son plissement des yeux, de son sourire à son rire en une seule petite minute solitaire. »