Ils ne sont encore qu'une poignée dans le Bordelais, mais leur conversion à la biodynamie secoue déjà la région. Grâce à ces vignerons qui ont dit non à la chimie, la terre retrouve son environnement naturel et le vin revit. Rencontre avec cinq aventuriers.Le 14/09/2014
Vincent Remy - Télérama n° 3374Véronique Cochran au château Falfas - Photo : Léa Crespi pour Télérama« Le vin est mort. » Dix ans déjà. En 2004, Mondovino, film de Jonathan Nossiter, avait sonné le tocsin sur la viticulture. Chimie à tout-va, abus du fût de chêne qui « vanille » le goût, levures artificielles, trafics en tout genre. Propagé par quelques célèbres « winemakers » (consultants), noté par le critique américain Robert Parker, un « goût unique » semblait envahir la planète. Mais la résistance avait déjà démarré et s'est amplifiée. Vignerons, sommeliers, cavistes, et bien sûr buveurs, font un retour spectaculaire vers la nature.Venue d'Allemagne, implantée en Alsace, la biodynamie a gagné la Loire, le Languedoc-Roussillon. Dans une moindre mesure la Bourgogne. Elle progresse de façon spectaculaire en Champagne. Seul Bordeaux résistait au bio. La sortie en mars dernier du livre d'Isabelle Saporta Vino Business a ébranlé la région. Et les rares pionniers du bio ont fait des petits. Le tonnerre est tombé : Château Palmer, une des perles du Médoc, s'est converti à la biodynamie !Palmer, nous y étions allés en 2004. Le jeune Thomas Duroux, que l'on apercevait dans Mondovino comme un sympathique et talentueux artisan du goût mondialisé, venait d'être nommé directeur du Château. Eh bien, le responsable de cette spectaculaire conversion à la biodynamie, c'est lui, secondé par une jeune vigneronne normande, Sabrina Pernet : « Pouvez-vous passer après-demain car demain nous attendons la visite de Robert Parker ? » Nous avons laissé le grand Bob noter la royale dissidence. Et avons d'abord navigué au large du Médoc, chez les pionniers des Côtes – de Bourg, de Francs, de Castillon – avant d'aborder le fringant amiral Palmer…
Château Falfas : “Quand on a démarré, les fous, c’était nous”
C'est peut-être là que l'histoire des vins vivants a commencé. Sur les coteaux de la rive droite de l'estuaire, enchâssé dans un repli de la « petite Suisse girondine », Falfas est un château secret. L'harmonie et la modestie des proportions, loin des bâtisses tape-à-l'œil du Médoc, trahissent des temps anciens. « Je suis arrivée ici en 1988, par amour pour mon mari américain, avocat à Paris, qui rêvait de faire du vin », raconte Véronique Cochran.Ce que John Cochran ne sait pas alors, c'est que l'étudiante qu'il vient de rencontrer est la fille de François Bouchet, l'homme qui a introduit les théories de l'Allemand Rudolph Steiner (1861-1925) – père de la biodynamie – dans la viticulture française. Dans son livre publié en 2003, peu avant sa mort, François Bouchet raconte comment, au début des années 50, étudiant aux Beaux-Arts, il avait convoyé en voiture de Nice à Paris deux passagers qui toute la nuit avaient parlé d'« anthroposophie » et de « biodynamie » : « Je les avais crus un peu dérangés. » Dix ans plus tard, il entreprenait la « conversion » du domaine saumurois de ses grands-parents : « Cette fois, c'était moi le "dérangé". J'ai commencé à utiliser ces étranges préparations biodynamiques et j'ai été stupéfait des résultats sans en comprendre la cause. »Château Falfas - Photo : Léa Crespi pour TéléramaSous son impulsion, les dérangés se multiplient dans les années 80 : « Mon père a créé le label Demeter, et une société de conseil, Terres en devenir », rappelle Véronique Cochran. Les grands vignerons d'aujourd'hui, Nicolas Joly, le magicien de la la Coulée de Serrant, Noël Pinguet à Vouvray, Olivier Humbrecht et Marc Kreydenweiss en Alsace, lui doivent beaucoup. Terres en devenir prépare les fameuses cornes de la biodynamie, remplies de bouse ou de silice, enterrées à l'automne, ressorties au printemps. Le terreau qu'elles contiennent est alors dilué en proportion homéopathique dans de l'eau et « dynamisé » par un tourbillon, puis pulvérisé sur la vigne… Avec quel effet ? « La bouse agit sur les racines, qui plongent, vont chercher la roche. » La silice, elle, agit sur les feuilles. Ajoutez les tisanes soignantes et le respect du calendrier lunaire, et vous avez les principales différences entre la biodynamie et la culture bio, qui se contente d'exclure les traitements chimiques.
“Qu’est-ce que c’est que
ces préparations et
ces tisanes de sorciers ?”
« J'avais vu faire mes parents, et je n'ai jamais connu une autre agriculture », dit Véronique Cochran. Lorsque son Américain lui parle d'un retour à la vigne, elle le prévient : ce sera en biodynamie. Les Cochran cherchent un domaine, tombent sur Falfas. « On a été bouleversés, ça a été une rencontre avec un lieu. » Le couple entreprend de convertir le domaine et rompt avec le négoce bordelais : « On a créé notre clientèle, diversifié nos marchés. De grands sommeliers étrangers nous ont permis de toucher des importateurs au Japon, aux Etats-Unis, en Angleterre. » Et en France ? « Quand nous avons démarré, nous étions les fous venus de Paris. Et un Américain en plus ! Qu'est-ce que c'est que ces préparations et ces tisanes de sorciers ? Seulement, dans les dégustations à l'aveugle, nos vins ressortaient… Maintenant, nous sommes trois en biodynamie dans l'appellation Côtes de Bourg. »Véronique Cochran parle d'une « agriculture qui rend libre », car la vigne « retrouve un équilibre. Les fruits gardent la trame et la vibration du terroir ». Et elle ajoute : « Allez dans un labo d'œnologie, vous comprendrez ! La potasse, utilisée pour augmenter la production, a tué les sols. Les jus n'ont plus d'acidité. Or, l'acidité, c'est la vie. Elle permet à un vin de perdurer. » John Cochran, mort il y a six ans, a laissé Véronique seule à la tête du domaine. Après dégustation de ses vins, tanniques et frais, elle nous laisse sur le seuil de sa belle demeure, au blason ovale et aux visages féminins sculptés dans la pierre : « Ce château a sûrement été construit pour une femme. »
Château La Grolet : “La tempête de 1999 a été le déclic”
La Grolet, château presque abandonné au creux d'un vallon. Des arbres partout, un jardin en paliers, un étang en contrebas, des chevaux. Petit paradis du bout du monde, aux portes de l'Océan : « J'ai passé ma jeunesse à Bordeaux, j'y ai exercé la pharmacie pendant deux ans sans savoir ce que je faisais là. Il fallait que je rentre… », avoue Rachel Hubert, 28 ans. Rentrer… c'est-à-dire retourner sur les lieux où elle a grandi, non loin de ses parents, propriétaires – sixième génération – de Château Pey-Bonhomme-les-Tours, un peu plus à l'ouest, vers l'estuaire. En 1997, Jean-Luc Hubert a racheté La Grolet, y a installé sa fille : « Ici, on a 12 hectares de bois et de forêt, et on y tient. Parfois trop : mes employés disent qu'on ne pourra bientôt plus entrer dans les vignes. En ce moment, pour certains, on a des vignes "sales". Trop d'herbes. On risque des remontrances des organismes de contrôle. Mais j'ai connu la chimie, je l'ai vécue physiquement et mentalement, et c'est fini. »Rachel Hubert - Photo : Léa Crespi pour TéléramaLe déclic a été… la tempête de 1999 : « On y pensait depuis trois ou quatre ans, mais cette fois, on a dit stop, on n'en veut plus, on a vidé nos entrepôts et on a changé de matériel. » Jean-Luc Hubert explique qu'il n'est « pas là pour faire vivre les laboratoires, mais pour faire vivre la vigne. Or, quand vous utilisez la chimie, vous tuez les insectes, les bactéries, la vie du sol, tout sauf, paraît-il, le raisin. Indirectement, vous tuez l'homme aussi ». Les inquiétudes montent : « On reçoit par la poste des enquêtes de la mutualité sociale agricole pour savoir si on a des nausées, si on tousse. Ils essaient de tenir des statistiques, sont de plus en plus vigilants sur le port des masques et des combinaisons, mais ça ne change rien à la quantité de chimie utilisée. Leur dernière trouvaille ? Un arrêté ubuesque interdit de traiter si les vents dépassent 19 km/h : 19, pourquoi 19 ? »“On habitue les gens à
un environnement néfaste”
A Pey-Bonhomme, Jean-Luc Hubert cherchait depuis toujours à racheter quelques rangs de vigne traités juste devant sa maison : « Le dimanche matin, vous vous reposez dans le jardin et recevez un joli cocktail de molécules, que faites-vous ? Vous rentrez vous barricader ! » L'an dernier, il a pu racheter cette parcelle : « On va pouvoir respirer ! » Il dit que ses employés apprécient de ne pas avoir à « se transformer en cosmonautes pour travailler dans les vignes ». Mais déplore que la France attende les scandales sanitaires pour bouger : « Une enquête montre que les enfants des écoles rurales ont des résidus de dizaines de pesticides dans les cheveux. Et alors, vont-ils pour autant être malades ? On habitue les gens à un environnement néfaste, avec le discours "on ne peut pas faire autrement". »Château la Grolet - Photo : Léa Crespi pour Télérama
A Pey-Bonhomme, où la vigne est omniprésente et les espaces naturels inexistants, Jean-Luc Hubert plante des haies pour se protéger de ses voisins. Elles ne cacheront pas une zone commerciale qui progresse. Incongrus, Picard et McDo s'invitent sur ces rivages de l'estuaire jusqu'alors préservés : « La biodynamie contribue au sauvetage des paysages car il y a dans la philosophie de Rudolf Steiner, l'idée d'une interaction entre l'homme, les animaux, les arbres, les plantes… »
Château Le Puy : “On est le vin français le plus connu au Japon”
On a mis le cap à l'est, dépassé l'élégant village de Saint-Emilion sur sa butte, et filé vers les collines verdoyantes des Côtes de Francs, la plus orientale des appellations bordelaises. Vignes serties de pâturages, bois, vergers et vieilles pierres. C'est là que chaque année s'écoulent les fameuses Gouttes de Dieu : en 2009, des millions de Japonais regardant la série télé adaptée du manga de Tadashi Agi et Shu Okimoto avaient découvert que le meilleur vin du monde était… la cuvée 2003 de Château Le Puy. « Depuis, on est le vin français le plus connu au Japon. » Enfants du patriarche Jean-Pierre Amoreau, Pascal et Valérie, quatorzième génération du domaine, préviennent : « Les hommes n'ont jamais utilisé de chimie sur cette terre, et cela va continuer. »Thierry Valette - Photo : Léa Crespi pour TéléramaChez les Amoreau, on savoure d'abord les espaces naturels : « Si vous ne faites que de la vigne, vous n'attirez que les bestioles intéressées par elle, et pas les prédateurs de ces bestioles. » Donc, il faut un microcosme, pour que vivent les prédateurs des uns et des autres : un étang, des légumineuses et des fleurs, et des vaches, « parce qu'elles n'apportent pas les mêmes insectes que les chevaux ».Nous croisons Théo, 6 ans, un des quatre canassons du domaine : « Nous avons un boulonnais, un breton, et deux petites percheronnes ; 10 hectares de vignes sur 50 sont labourés par les chevaux. Pas pour le folklore, précise Jean-Pierre, mais par conviction. » Des pieds de vigne mouraient, les Amoreau ne comprenaient pas pourquoi, l'agrobiologiste Claude Bourguignon a effectué des carottages et découvert des poches d'eau. Pourquoi ? Parce que le sol était trop tassé en profondeur, à cause de tracteurs toujours plus lourds. Théo et ses comparses ont été mis au travail. A deviser des animaux, nous voici arrivés dans la partie mystérieuse du domaine, un exceptionnel site mégalithique : un menhir central, cerclé de six autres menhirs, et deux dolmens, un à chaque extrémité du site : « Six mille ans nous contemplent… » Perdus dans le passé et dans la fraîcheur du sous-bois, sur ce calcaire « à astéries », c'est-à-dire constellé d'étoiles de mer, on en oublierait la vigne.“Contre le mildiou, on fait
de la prévention, pour renforcer les
défenses naturelles de la vigne.”
Justement, et le mildiou, ce champignon propagé par l'eau, qui s'abat sur elle dans ce climat océanique ? « Le climat, c'est le grand argument des milieux bordelais contre le bio. Mais avant la chimie, ils faisaient comment ? Nous, contre le mildiou, on fait de la prévention, prêle, ortie, osier, pour renforcer les défenses naturelles de la vigne. » Non, la vraie raison de la résistance de Bordeaux au bio, est la question du travail : « Il faut être plus attentif, intervenir rapidement, même le dimanche. Etre un poil plus joueur. Accepter que les bénéfices soient moins importants. Les sociétés tenues par des financiers refusent… »Est-ce que ça bouge ? « Les gens s'interrogent. De plus en plus se mettent à travailler leur terre, arrêtent de désherber chimiquement, d'autant que certains produits ont été interdits par l'Europe. En revanche, pour les traitements de la vigne par les pesticides, ça ne change pas. » Valérie nuance : « On rencontre des vignerons indépendants qui trouvent qu'on a de la chance de pouvoir travailler comme ça. » Pascal est moins optimiste : « Vous parlez avec des amis qui travaillent en chimie, ils vous disent "je vais bien ! mes clients vont bien !". Pourtant, chaque vigneron connaît des gens malades, et ça va aller de mal en pis, parce qu'il y a de tels abus. » Mais Valérie constate que leurs nouveaux employés sont contents de travailler dans un environnement sain. Une nouvelle génération émerge : les responsables du lycée agricole de Mortagne ont demandé à être reçus au Puy avec leurs élèves. « Cela aurait été impensable il y a dix ans… »
Château Clos Puy Arnaud : “L’avenir, c’est la connexion entre phytothérapie, homéopathie, géobiologie…”
Une pointe de couteau de silice ! Voilà ce qui est dilué dans 160 litres d'eau, dynamisé par un tourbillon, et vaporisé sur un hectare de vigne : « C'est un traitement homéopathique, mais le lendemain, les feuilles de la vigne se redressent, s'ouvrent vers le ciel ! » Jeune, Thierry Valette, descendant d'une célèbre famille de négociants, arrière-petit-fils du propriétaire de Château Pavie, à Saint-Emilion, avait choisi d'être musicien de jazz. Il a fait le tour du monde et des idées. Il en est revenu avec la conviction que la Terre ne mérite pas ce que nous lui infligeons. Il s'est installé au Clos Puy Arnaud, sur les calcaires à astéries des Côtes de Castillon.Les vignes du château Le Puy - Photo : Léa Crespi pour Télérama
Thierry Valette n'est pas seulement musicien, excellent compositeur de vins, il écrit la partition de la biodynamie avec brio : « De formation scientifique, Rudolf Steiner découvre Goethe, et avec lui une sensibilité au vivant, à l'évolution des formes, au développement d'une plante. Il est tiraillé entre la science et ses intuitions. Aujourd'hui, au sein du monde biodynamique, certains disent ne pas vouloir de preuves scientifiques. Ils ont tort, plus la science s'ouvrira à une palette vibratoire de la vie, plus il y aura d'études qui valideront ce qu'on fait, et plus les pouvoirs publics et les consommateurs nous estimeront crédibles. » Et d'ajouter : « Si Steiner revenait, je suis sûr qu'il dirait : "Pourquoi restez-vous bloqués sur ce vieux schnock et ses écrits d'il y a quatre-vingt-dix ans ? L'avenir, c'est la connexion entre phytothérapie, homéopathie, géobiologie…" »
“La silice et la bouse de corne,
c’est un peu le yin et le yang.”
Mais revenons à notre couteau de silice : « Les deux principes essentiels de la biodynamie, silice et bouse de corne, c'est un peu le yin et le yang. Quand vous êtes dans l'exubérance végétative – trop de croissance de la vigne –, vous pouvez modérer avec la silice, du yang, car elle est une force de cristallisation, une force hivernale. Et quand vos terres manquent d'activité microbiologique, vous utilisez la bouse de corne, le yin, qui pousse la plante à s'enraciner, à aller au contact de la roche. »Bizarrement, la silice, élément majoritaire de la terre, est, contrairement à l'azote et à la potasse, absente de l'agronomie moderne : « Pourtant, elle est reconstituante, revitalisante, elle met le végétal en harmonie avec l'influence vibratoire du Soleil, un peu de la Lune, rétroviseur du Soleil, et de Vénus et Mercure, les planètes dites "intérieures" placées entre le Soleil et la Terre. Mais quand vous racontez qu'un peu de silice sur une plante la met en relation avec le Cosmos, on vous prend pour un fou… Pourtant, personne ne s'étonne qu'une voix reconstituée avec une quantité infinitésimale de silicium dans un portable nous parvienne de l'autre bout de la Terre. »
Château Palmer : “Il fallait abandonner toutes les saloperies, pesticides, fongicides…”
Le voilà, le terroir mythique, vignes rectilignes ponctuées de blancs châteaux : un paysage d'une beauté irréelle, presque hollywoodien. Thomas Duroux, enthousiaste et chaleureux, n'a pas changé : « Les vieux vignerons du Médoc aiment dire que les grands terroirs sont ceux qui voient l'eau. Nous, on ne la voit pas, on la devine. Mais on est vraiment sur les premières croupes de Graves quand on vient de la rivière. Château Margaux est notre voisin, si on va un peu plus au nord on tombe sur Ducru-Beaucaillou, Léoville Las Cases, Latour… » Les Rolls-Royce du Médoc.Thomas Duroux et Sonia Pernet - Photo : Léa Crespi pour TéléramaCe qui a changé, alors ? Tout ! Et l'on imagine que Robert Parker a été surpris lors de sa visite. Dès l'accueil, autour du château et des dépendances, des massifs fleuris dans lesquels butinent des abeilles. Un gigantesque chai tout neuf, des cuves rutilantes, un labo d'analyse… quelques millions d'euros d'investissement. Mais la mutation la plus spectaculaire est ailleurs : qu'est-il arrivé aux vignes ? De l'herbe à Palmer ! « Ce ne sont pas de mauvaises herbes. C'est de l'accompagnement, de la diversité, des herbes utiles. Et cela a des conséquences fascinantes », se réjouit Thomas Duroux. La responsable de la « révolution de l'herbe », c'est une jeune Normande passionnée, diplômée de l'Enita de Bordeaux, la blonde Sabrina Pernet :« Auparavant, on était trop dépendant du climat. Quand il pleut beaucoup sur un sol nu, l'eau est entièrement disponible pour la vigne, qui déploie ses feuilles. Or, faire de la viticulture de qualité, c'est favoriser la production de grappes plutôt que celles de feuilles… »
“On s’adapte en permanence
en fonction du sol, de
l’âge de la vigne, de la météo…”
En 2007, Sabrina Pernet et Thomas Duroux ont opéré de manière scientifique. Etude de sol, tout d'abord. Palmer, c'est trois couches, nous dit Thomas : « 20 à 30 centimètres de graves sableuses, 80 centimètres de graves argileuses, puis à nouveau des graves sableuses. » Dans les graves sableuses, l'eau s'infiltre vite, puis reste un peu prisonnière de l'argile où se trouvent les racines. L'éventuel trop-plein est vite évacué par les graves sableuses de la couche inférieure : « C'est extraordinairement régulé ! » Et, ajoute Sabrina, « cette matrice argileuse confère au vin la finesse et la délicatesse des tanins ». L'explication ? « Lorsque la croissance de la vigne est contrainte par un goutte-à-goutte, et peu d'azote – un sol pauvre –, on obtient ce que l'on aime, la reproduction sexuée : des fruits et des grappes. »Problème : l'alimentation en eau et l'alimentation azotée, ça ne se mesure pas d'un coup d'œil. Nos deux scientifiques ont poursuivi le boulot : une carte pédologique pour définir « seize types de terroir » ; une photo aérienne pour analyser la vigueur de la vigne, parcelle par parcelle ; et une carte de l'alimentation en eau et en azote. Ensuite, il n'y avait plus qu'à… mettre de l'herbe. Mais pas n'importe laquelle ! Trop d'eau ? Du dactyle, qui « pompe » l'eau. Trop d'azote ? Place à la fétuque rouge. « On s'adapte en permanence en fonction du sol, de l'âge de la vigne, de ce qu'elle a mis en réserve l'année d'avant, de la météo… »Château Palmer - Photo : Léa Crespi pour Télérama
Une telle révolution, dans un domaine aussi prestigieux, demande de la diplomatie. Il a fallu convaincre. D'abord les actionnaires : « Deux familles, néerlandaise et anglaise, des gens intelligents, on n'a pas eu de problème. » Puis le chef de culture, et l'ensemble des équipes : « Ils ont compris qu'on ne changeait pas pour leur compliquer la vie, mais pour aller plus loin dans l'expression de notre terroir. »Et la biodynamie ? « Au début, on doutait. Mais on était convaincus d'une chose : il fallait abandonner toutes les saloperies, pesticides, fongicides, parce qu'on mettait en danger la pérennité du terroir et la santé des gens qui y travaillent. » Thomas explique qu'un produit systémique pénètre dans la plante, jusqu'aux racines, détruit la micro-faune et la micro-flore du sol. Sabrina ajoute qu'un pied de vigne « protégé » pendant des décennies avec des fongicides, c'est comme un être humain qui absorbe pendant trente ans une nourriture dégradée. Le tandem y va doucement : un hectare en biodynamie en 2008, 3 ou 4 hectares en 2009. Puis le basculement en 2010 : « Il fallait préparer le vignoble, maîtriser des techniques nouvelles. Pour lutter contre le mildiou, en bio, on a le cuivre. J'étais bien au fait des saloperies chimiques, mais je n'étais pas entré dans l'intimité du cuivre. » Sabrina ajoute : « Les produits chimiques, c'est tous les quatorze jours, qu'il pleuve, qu'il neige, parce qu'ils circulent dans la sève. Alors que le cuivre est un produit de surface, s'il pleut, il faut en remettre. »
“Aujourd’hui, tout le monde
fait des essais en bio.
Mais peu franchissent le pas.”
On avance dans les vignes enherbées, la vie est revenue, des oiseaux jaillissent des rangs : « Quand on a commencé, les vignes de Palmer étaient "dégueulasses", même pour nos vignerons. Aujourd'hui, ils ont appris à reconnaître les larves de coccinelle, ils voient des araignées, des abeilles…. » On redescend vers la Gironde, le sol se fait plus lourd, plus argileux : « Vous sentez l'humidité, la fraîcheur ? » Cette présence de la rivière, Thomas Duroux constate que les vignerons l'avaient oubliée dans les années 80, hautement productivistes. « On oubliait l'environnement. Et la biodynamie, c'est d'abord regarder l'ensemble, et non "exploiter" la terre. Les odeurs, par exemple, c'est quelque chose dont on ne parlait pas avant, est-ce que la terre ne sentait rien ? Ou n'y faisait-on pas attention ? » On traverse le petit bourg d'Issan : « Aujourd'hui, tout le monde fait des essais en bio. Mais peu de propriétés franchissent le pas. Elles sont aux mains d'actionnaires. Les directeurs techniques seraient d'accord, mais ils ne sont pas chez eux ! Nous avons la chance que les actionnaires de Palmer soient convaincus. »On se rapproche du fleuve, jusqu'à l'emplacement du compost : « Il était là cet hiver. Fumier, sarments de vigne broyés, et camomille, pissenlit, ortie, valériane, on le couvre, on le laisse maturer pendant six mois. Et il sent bon ! » Thomas Duroux en est persuadé : « Dans cinq ou dix ans, tous les grands domaines seront en biodynamie. Ils n'ont pas le choix. » La vie, et l'éclat du vin vivant, reviendrait dans tout le Médoc ?
Et aussi
Closeries des Moussis, un micro-domaine du Haut Médoc, voisin de Palmer. Une vigne sauvage, un garage. Deux filles passionnées. Des vins passionnants.Château Gombaude-Guillot, au pied de l'église de Pomerol, un îlot bio… pas dynamique, mais unique. Des pionniers méritants.http://www.telerama.fr/monde/biodynamie-viticole-quel-bon-vin-vous-amene,116670.phpA voir
Vino Business, documentaire d'Isabelle Saporta, réalisé par Damien Vercaemer, lundi 15 septembre 2014 sur France 3, à 20h45.