L’histoire secrète de la sérigraphie 3/3 : l’étrange destin de la sérigraphie d’art1940-1945

Par Dezzig @Zigouiman

Le livre de Guido Lengwiler A History of Screen Printing: How an Art Evolved into an Industry retrace avec de nombreuses photos inédites, l’histoire de la sérigraphie jusqu’en 1950. Pendant la 2e guerre mondiale, l’effort de guerre va considérablement développer la pratique de la sérigraphie. A la fin du conflit, pourtant si populaire aux USA, la sérigraphie semble plonger dans l’oubli‌ Une nouvelle ère commence‌

Seconde guerre mondiale,
l’apogée de la sérigraphie


Photo inédite d’un atelier militaire de sérigraphie, Houston, Texas, 1943

« Anyone can make a poster », voici comment l’armée américaine présentait les livrets d’instruction de la Graphic division de l’Office of war information. Pendant la seconde guerre mondiale, les militaires sont formés massivement pour imprimer en sérigraphie des décalcomanies ou des marquages pour les camps et les véhicules. Et bien d’autres choses encore : cartes, drapeaux, instructions, insignes, propagande‌ Des encres fluorescentes et luminescentes sont même utilisées pour imprimer des cartes. Ces encres très spéciales sont fabriquées à partir d’éléments radioactifs dangereux (radium) dont l’utilisation ne sera pas sans conséquences‌


Impression de marquages militaires – US Army base dans le sud de la France. Publié dans Signs of The Times en janvier 1945

L’effort de guerre va considérablement développer la pratique de la sérigraphie. Sur toutes les zones de conflit à travers le monde jusque sur l’ile de Guadalcanal, des « Sign shop » s’installent. Ces petits ateliers produisent, pour les militaires, des panneaux et signalétiques. En 1942, l’armée américaine installe le plus grand atelier de sérigraphie près de Baltimore à Aberdeen (USA). Chaque jour, 70 hommes et 50 femmes (personnel militaire et civil) imprimeront plus de 500 affiches et tableaux d’instructions.

Pendant cette période, l’activité publicitaire disparait presque totalement car la sérigraphie est alors largement utilisée en Europe pour contribuer à l’effort de guerre (même en Allemagne). En Angleterre, pour combattre la pénurie, on « efface » le papier imprimé ! C’est surprenant : l’imprimerie Selectasine de Londres propose ainsi en 1940 d’utiliser la sérigraphie pour recycler le papier en le recouvrant d’encre blanche !

Dans le livre de Guido Lengwiler, on trouve des anecdotes étonnantes comme ce sérigraphe hollandais qui imprimait des textes anti-nazis sur du carrelage ! Ce carrelage décoratif proposé en magasin passait totalement inaperçu et bernait l’occupant. Des textes très simples y étaient inscrits. (ex : ‘Chaque nuage a une lueur d’espoir »). Ils ont permis à la population de garder confiance‌ tandis que l’imprimeur maintenait son entreprise en activité.

La sérigraphie fait de la résistance


Affiche de propagande imprimée en sérigraphie par WPA Poster en 1941 / Š Library of Congress

La masse d’affiches produites pendant la seconde guerre mondiale par le U.S. Government Printing Office sera imprimée en lithographie. La sérigraphie est certes minoritaire, mais beaucoup d’affiches issues du continent américain (Canada, USA‌) sont sérigraphiées. A partir de 1940 les ressources en encre et matériel sont critiques. L’armée, les ateliers du WPA ou ceux de Bryan-Elliott à New York continuent pourtant de publier de saisissantes affiches de propagande. Elles sont conçues par les meilleurs artistes issus du milieu de la publicité. Ces affiches très vives ont constitué une campagne désespérée mais efficace. Elles ont informé et donné l’impression que les Alliés gagnaient la guerre sur tous les fronts, même si ce n’était pas toujours la vérité !

Au même moment, c’est à Londres en 1939 que la célèbre affiche anglaise Keep calm & carry on sera imprimée pour le ministère de l’information. Mais ne vous y trompez-pas, l’affiche originale est imprimée en lithographie. Un lot de 15 affiches authentiques est même retrouvé en 2012. Il faudra attendre plusieurs décennies pour voir apparaître des reproductions en sérigraphie.


Impression en sérigraphie des affiches de propagande américaine chez Bryan-Elliott Cie, New-York – 1941


Affiche de propagande imprimée en sérigraphie par WPA Poster en 1941 / Š Library of Congress

Plus méconnu, l’artiste anglais Victor Hicks était un spécialiste de la propagande. En 1943 dans son atelier The Pendock Hicks Co, Ltd à Londres, il crée et imprime de nombreuses affiches dont certaines en sérigraphie. Ces avertissements diffusés dans les entreprises (sur les murs des cantines ou des toilettes) interpellent et captent l’Ĺ“il des travailleurs. Les affiches de Hicks sont délibérément populaires, elles utilisent un langage simple et et des jeux de mot amusants très « brittish ».


Victor Hicks, sérigraphie originale 2 couleurs, imprimée par Pendock Hicks


Affiche de propagande – WPA poster, sérigraphie de 1942 imprimée en 4 couleurs. Oakland Defense Council, WPA Art Program

La fin du conflit mondial cause pourtant un arrêt brutal au développement de la sérigraphie en Europe. Plus rien ou presque‌ Comme si tout avait été effacé. Pour revenir de ses cendres, le procédé sera même réimportée des USA et de Grande-Bretagne. En Allemagne, les imprimeries ont été détruites, les pionniers de la sérigraphie ont disparus‌ La sérigraphie plonge dans l’oubli. En 1948, on prétend même que la sérigraphie est totalement inconnue ! C’est un nouveau départ vers une utilisation essentiellement industrielle de la sérigraphie : décalcomanies, impression sur verre, céramique, textile, etc.

L’Europe : le grand oubli


Ă� partir de 1930 en Suisse, la sérigraphie remplace les peintres en lettre. Š Serico

La sérigraphie est si populaire aux USA ! Il ne se passe rien en Europe ? Si, mais aucune trace d’utilisation commerciale de la sérigraphie n’a été retrouvée avant 1914.
Pourtant la Suisse est la championne du monde de la sérigraphie. Plus précisément, la célèbre manufacture Serico (toujours en activité aujourd’hui) devient leader mondial de la production des écrans de soie en 1926. Dans le livre de Guido Lengwiler, les archives de l’entreprise Serico et les listes des clients confirment que la sérigraphie est utilisée en France depuis les années 1930 (industrie textile puis impression graphique). Plus tard la société Serico acquise par Robert Eich en 1950 est certainement la première en Europe à sérigraphier des affiches publicitaires.

Le procédé de sérigraphie Selectasine est importé à Londres à partir de 1925 et dans le nord de l’Europe, souvent en complément des moyens d’impression traditionnels. Dans les années 1920, la documentation sur la sérigraphie et le matériel manque cruellement. Le mystère est si bien gardé qu’à Berlin, Kodloff et Biegeleisen se réapproprient la technique qu’ils nomment Siebdruck. Peu après, en France, en Italie, en Suisse, la sérigraphie est discrètement utilisée pour imprimer des lettrages sur les vitres des magasins (vitrophanie). La fabricants de plaques émaillées et l’industrie textile utiliseront le procédé à partir des années 1930.


Affiche Swissair imprimée en sérigraphie (10 couleurs) dans les années 1950 Š Serico-Eich / Serico Cie archives

La sérigraphie en France‌
un autre destin

Aux États-Unis et au Canada, la sérigraphie est largement utilisée dans la publicité dans les années 1950. Au même moment, la production d’affiches publicitaires explose en France. Vives, colorées, amusantes, elles sont partout ! Raymond Savignac, Bernard Villemot ou Gruau : ces grands affichistes utilisent exclusivement le procédé d’impression en lithographie. En Europe, depuis la fin de la guerre, la sérigraphie sur papier est totalement délaissée et retourne à l’anonymat.


1949, sérigraphie de Silvano Bozzolini Š catalogue Drouot

Plus de 10 ans après la première exposition des « Serigraphs » qui fera la renommée de l’artiste Guy MacCoy (Contemporary Art Gallery – 1938), la sérigraphie considéré comme un art aux USA, peine à exister en France.

En toute confidentialité. il faudra attendre l’émergence du mouvement Cobra (1948-1952) et son attachement aux traditions populaires, pour voir les premiers artistes s’intéresser à cette technique en France. Associé à l’art moderne et l’abstraction, la sérigraphie d’art s’éloigne du style publicitaire des grands affichistes.

Le peintre italien Silvano Bozzolini s’installe à Paris et commence en 1949 une Ĺ“uvre imprimée partiellement au pochoir et en sérigraphie. Il sera suivi à partir de 1950 par Picasso puis Fernand Léger dont les sérigraphies seront imprimées par Jean Bruller (dit Vercors, l’écrivain). « Fernand Léger avait examiné la gouache qu’il avait rapportée, faisant la remarque qu’il ne l’avait pas abîmée. Léger avait eu la même réaction que nous en apprenant que l’Ĺ“uvre qu’il tenait dans ses mains n’était qu’une callichromie (sérigraphie) de Vercors Henri Goetz par lui-même, Les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, 1982, Centre Georges Pompidou.


Denise René dans les années 1950 Š Odense Bys Museer

Même s’il faut attendre 1968 pour voir la sérigraphie d’art devenir populaire, André Girard (du collège Estienne) fera une présentation de la sérigraphie en 1951. En 1954 la Galerie Denise René à Saint Germain (Paris) présente un portfolio de sérigraphie imprimés par L’atelier Arcay. On y retrouve Vasarely, Poliakoff, Bozzolini, etc. La sérigraphie d’art en France a aussi ses pionniers‌ oubliés. C’est une nouvelle histoire qu’il reste à écrire‌

Le livre A History of Screen Printing: How an Art Evolved into an Industry est un puzzle dans lequel il faut savoir se perdre : portraits, photos d’ateliers, machines, reproductions d’Ĺ“uvres imprimées, fac-similé de notices techniques ou de brevets. C’est la grande qualité ce ce livre majeur : les témoignages, les portraits privilégient l’humain et rendent vivant la pratique artistique.
La sérigraphie est une technique d’expression si fondamentale aux USA. Elle fut très tôt un art, conjointement à son usage dans la publicité. Le livre n’aborde donc que très peu la situation des pays européens où la sérigraphie était naissante. La Californie reste, plus que jamais, le berceau de la sérigraphie d’art graphique. C’est ici que commence l’histoire du sérigraphisme.


« La sérigraphie est une révolution pour l’art graphique‌ »
Harry Stenberg (1904–2001)

A lire aussi :
L’histoire secrète de la sérigraphie 1/3 : Les pionniers
L’histoire secrète de la sérigraphie 2/3 : un âge d’or de l’art graphique

Les extraits traduits et les photographies issues du livre sont reproduits avec l’accord de Guido Lengwiler A History of Screen Printing: How an Art Evolved into an Industry
Tous droits réservés / Photos Š 2014 Dezzig