d'après JULIE ROMAIN de Maupassant
J’arrivai chez Mme Julie Romain,
Un bouquet de fleurs à la main.
J’avais tant entendu parler d’elle
Quand j’étais enfant
Que j’avais hâte vraiment
De connaître la rivale de Rachel.
Aucune actrice n’avait été
Plus applaudie et plus adulée !
Que de duels,
Que de suicides pour elle
Et que de ragots retentissants !
Quel âge avait-elle à présent,
Quatre-vingt-huit ans ?
Je me souvenais
Qu’elle avait été aimée
Par le meilleur romancier français.
Un jeune valet vint disposer
Les fleurs dans un vase de cristal
Et sa bonne nous fit passer à table.
Pendant le diner, Mme Romain m’a raconté :
-« Je suis une morte
Dont personne ne se souvient.
Je suis morte…
Jusqu’au jour où je mourrai bel et bien.
Alors tous les journaux parleront
Pendant trois jours, les quotidiens
Vont parler de moi
Et puis ce sera fini. Dans quelques mois
Il ne restera de Julie Romain
Qu’une carcasse desséchée.
On ne peut pas être et avoir été. »
-« Mais comme la vie
A dû être belle pour vous ! »
-« Oui. Belle et douce, jusqu’au bout. »
Elle me parla de ses amis,
De ses succès ininterrompus,
Je lui demandai, très admirateur :
-« Est-ce au théâtre que vous avez connu
Votre plus vif bonheur ? »
Elle répondit vivement :
-« Oh ! Non. C’est avec mon amant ! »
-« Pensez-vous que vous n’auriez
Jamais pu être aimée
Par un homme ordinaire
Qui vous aurez tout offert ? »
-« Changeons de sujet.
Comme vous vous moqueriez si vous saviez…
Comment je passe ici mes soirées…
Je me fais honte et pitié. »
Je la suppliais. Elle hésitait.
Puis elle me dit : « Eh bien, venez ! »
Elle se leva
Et au jeune domestique glissa
Quelques mots à l’oreille.
Ayant pris mon bras,
Elle m’emmena sous la véranda,
Me fit asseoir à côté d’elle.
Puis murmura :
-« Vous, les hommes d’aujourd’hui,
Vous ne savez plus nous parler.
Vous n’y songez même pas.
Le voilà le grand regret de ma vie. »
Me prenant la main, elle ajouta : -« Regardez ! »
Je demeurais stupéfait :
Là-bas, au bout de l’allée,
Deux jeunes gens s’en venaient,
Charmants, enlacés.
Lui, était vêtu d’un habit de satin blanc
Et coiffé d’un haut-de-forme huit reflets
Tant à la mode au siècle passé.
Elle, portait une robe longue moirée
De l’ancien temps.
Et une haute chevelure poudrée.
Ces travestis s’arrêtèrent. Et, debout
Au milieu de l’allée,
Ils se sont embrassés
À vingt pas de nous.
C’était un spectacle pathétique !
J’avais reconnu les deux domestiques.
J’ai salué Mme Romain et je suis parti
Car j’avais compris
Que ce spectacle réveillait
Tout son passé
D’actrice
Et de séductrice.