Alfons Walde (1891-1958), Erotica
Sélection du prix de Flore 2014***
Quatrième de couverture «Une semaine qu'elle tient. Une semaine qu'elle n'a pas cédé. Adèle a été sage. En quatre jours, elle a couru trente-deux kilomètres. Elle est allée de Pigalle aux Champs-Élysées, du musée d'Orsay à Bercy. Elle a couru le matin sur les quais déserts. La nuit, sur le boulevard Rochechouart et la place de Clichy. Elle n'a pas bu d'alcool et elle s'est couchée tôt. Mais cette nuit, elle en a rêvé et n'a pas pu se rendormir. Un rêve moite, interminable, qui s'est introduit en elle comme un souffle d'air chaud. Adèle ne peut plus penser qu'à ça. Elle se lève, boit un café très fort dans la maison endormie. Debout dans la cuisine, elle se balance d'un pied sur l'autre. Elle fume une cigarette. Sous la douche, elle a envie de se griffer, de se déchirer le corps en deux. Elle cogne son front contre le mur. Elle veut qu'on la saisisse, qu'on lui brise le crâne contre la vitre. Dès qu'elle ferme les yeux, elle entend les bruits, les soupirs, les hurlements, les coups. Un homme nu qui halète, une femme qui jouit. Elle voudrait n'être qu'un objet au milieu d'une horde, être dévorée, sucée, avalée tout entière. Qu'on lui pince les seins, qu'on lui morde le ventre. Elle veut être une poupée dans le jardin de l'ogre.» Leïla Slimani est née en 1981 à Rabat (Maroc). Dans le jardin de l’ogre est son premier roman.
Extrait Aujourd'hui, elle pourrait sortir de scène. Se reposer. S’en remettre au destin et au choix de Richard. Elle aurait sans doute intérêt à s’arrêter maintenant, avant que tout s’écroule, avant de ne plus avoir ni l’âge ni la force. Avant de devenir pitoyable, de perdre en magie et en dignité. C’est vrai que cette maison est belle. Surtout la petite terrasse, sur laquelle il faudrait planter un tilleul et installer un banc qu’on laisserait pourrir et se couvrir de mousse. Loin de Paris, dans la petite maison de province, elle renoncerait à ce qui selon elle la définit vraiment, à son être vrai. Celui-là même qui, parce qu’il est ignoré de tous, est son plus grand défi. En abandonnant cette part d’elle-même, elle ne sera plus que ce qu’ils voient. Une surface sans fond et sans revers. Un corps sans ombre. Elle ne pourra plus se dire : « Qu’ils pensent ce qu’ils veulent. De toute façon, ils ne savent pas. » Dans la jolie maison, à l’ombre du tilleul, elle ne pourra plus s’évader. Jour après jour, elle se cognera contre elle-même. En faisant le marché, la lessive, en aidant Lucien à faire ses devoirs, il faudra bien qu’elle trouve une raison de vivre. Un au-delà au prosaïsme, qui déjà enfant l’étranglait et lui faisait dire que la vie de famille était une effroyable punition. Elle en aurait vomi de ces journées interminables, à être juste ensemble, à se nourrir les uns les autres, à se regarder dormir, à se disputer une baignoire, à chercher des occupations. Les hommes l’ont tirée de l’enfance. Ils l’ont extirpée de cet âge boueux et elle a troqué la passivité enfantine contre la lascivité des geishas. Gallimard