La victoire aérienne remportée le 5 octobre 1914 par le pilote Joseph Frantz et l’observateur Louis Quenault, vue par l’artiste Paul Lengellé (fait « peintre officiel du ministère de l’air » en 1936).
C’est dans le ciel de la Champagne que, il y aura tout juste cent ans dans quelques jours, s’est déroulée la première victoire aérienne de l’histoire mondiale de l’aviation, événement fondateur que la Marne, comme l’Armée de l’air, s’apprêtent à célébrer. Dans la matinée du 5 octobre 1914, un appareil allemand était en effet abattu par un biplan français à quelques kilomètres au nord-ouest de Reims. Le Voisin type III (1) immatriculé V89 qui décolle du terrain de Lhéry (2) dans la Marne, lieu de stationnement de l’escadrille V 24 (3), au petit matin du lundi 5 octobre 1914 a reçu pour mission la reconnaissance et le bombardement d’une concentration de troupes allemandes signalées à proximité de Reims, un peu au nord du fort de Brimont. Piloté par le sergent Joseph Frantz (4) assisté de l'observateur – et mitrailleur – Louis Quenault (5), le frêle biplan parvient sans dommage au-dessus de son objectif et réussit à y larguer les six bombes qu’il a embarquées – des obus de quatre-vingt-dix millimètres empennés. Le feu nourri de l’ennemi oblige toutefois le pilote de l’avion à entreprendre une manœuvre de dégagement pour se mettre hors de portée de l’adversaire ; mais l’appareil n’a pas été endommagé et reprend la direction du terrain de Lhéry. Néanmoins, son pilote entend lui faire faire un petit détour : un survol de la vallée de la Vesle, au-dessus de laquelle il espère rencontrer un avion ennemi, ce qui lui permettrait de faire usage de l’arme dont son appareil a été équipé. Celui-ci appartient en effet à la seule formation ayant armé ses avions : la susdite V 24 (6). Une escadrille qui, à l’initiative du capitaine André Faure qui la commande et du constructeur Gabriel Voisin, a doté ses six biplans d’une mitrailleuse Hotchkiss de 7,7 millimètres de calibre (7). Le même matin, le sergent Wilhelm Schlichting (8), pilote, accompagné de l'oberleutnant Fritz von Zangen (9), observateur, a lui aussi reçu l’ordre de s’envoler et a décollé de son terrain situé à une vingtaine de kilomètres au nord de Reims à bord de son Aviatik B.I (10), un biplan certes robuste mais un peu plus lent et bien moins manœuvrable que le Voisin. Chargé d'une reconnaissance qu’il a dû effectuer dans le secteur de Fismes, l’appareil a rempli avec succès sa mission et survole sur le chemin du retour la vallée de la Vesle, à quelque mille cinq cents mètres d’altitude. Volant un peu plus haut, à deux mille mètres d'altitude, et scrutant attentivement l’horizon, Joseph Frantz aperçoit soudain un minuscule point volant cinq cents mètres plus bas que lui, en avant et sur sa gauche, à environ quarante-cinq degrés (11). Un avion ? Vraisemblablement... Frantz, qui veut en avoir le coeur net, met alors plein gaz et pique en direction de son objectif ; poussant le moteur de sa machine à son maximum, il gagne peu à peu en vitesse, passant de quatre-vingt-dix à plus de cent vingt kilomètres à l’heure. Le pilote français doit bientôt se rendre à l’évidence : ce qui a retenu son attention quelques instants plus tôt est bien un avion, de surcroît un appareil allemand : un Aviatik qui, sa mission accomplie, se dirige en direction de son terrain. Remerciant la providence, Frantz réalise qu’il tient enfin l’opportunité à laquelle il n’osait plus croire. Aussi sa décision d’engager le combat sera-t-elle rapidement prise. N’a-t-il pas une parfaite maîtrise de son appareil ? Ne connaît-il pas la vulnérabilité de l’Aviatik contre une attaque par l'arrière, l’observateur se trouvant sur ce type d’appareil « coincé » à l’avant du poste de pilotage, entre le pilote et l’hélice ?
Deux
aviateurs auréolés de gloire : Joseph Frantz (à gauche) et
Louis Quenault (à droite), photographiés le 9 octobre 1914 sur le
terrain de Lhéry (Marne). Les deux hommes viennent d’être
décorés, respectivement, de la Légion d’honneur et de la
médaille militaire par le colonel Ganter commandant l’aéronautique
de la Ve
Armée.
Notes explicatives : (1) : Bombardier dérivé du Voisin I construit par l’entreprise Voisin Frères de Billancourt (premier vol effectué en février 1914). Motorisation : moteur Salmson en étoile refroidit par eau animant une hélice propulsive. Dimensions : 14,75 m (envergure) x 9,50 m (longueur) x 2,95 m (hauteur). Surface alaire : 49,7 m². Vitesse maximale : 115 km/h (à altitude zéro). Plafond opérationnel : environ 3 500 m. Masse à pleine charge : 1 350 kg (à vide : 950 kg). Armement : une mitrailleuse Hotchkiss de 7,7 mm. Équipage : deux passagers (pilote à l’arrière, mitrailleur à l’avant). (2) : Commune du canton de Ville-en-Tardenois dans l’arrondissement de Reims. (3) : Escadrille dotée de six appareils commandée par le capitaine André Faure. (4) : Né le 7 août 1890 à Beaujeu (Rhône) et décédé le 12 septembre 1979 à Paris, à l'age de quatre-vingt-neuf ans. Repose au cimetière de Montparnasse dans le 14e arrondissement de paris.Koseph Frantz, grand officier de la Légion d'honneur, était titulaire de la médaille militaire, de la croix de guerre 1914-1918 et de la médaille de l'Aéronautique. (5) : Né le 2 octobre 1892 à Paris, décédé à Marseille le 26 avril 1958. Repose à Peyruis (Alpes-de-Haute-Provence). (6) : Particularité s’expliquant par le fait que les aviateurs des deux camps bénéficient dans les premières semaines de la guerre d’une « impunité tacite », les états-majors excluant tout combat entre avions, comme en témoigne notamment unecommuniqué du quartier général allemand daté du 1er octobre 1914 : « Ainsi que l’expérience l’a démontré, un véritable combat dans les airs, comme l’ont décrit les journalistes et les romanciers, doit être considéré comme un mythe. Le devoir de l’aviateur est de voir et non de combattre. » (7) : Mitrailleuse qui a été équipée d’un sac permettant de récupérer les douilles éjectées lors du tir, de manière à ce qu’elle ne puissent aller heurter l’hélice en rotation. (8) : Wilhelm Schlichting, âgé de vingt-trois ans, était né à Altendorf le 8 août 1891. Il était le fils de Claus-Heinrich Schlichting, cordonnier, et de Johanna-Augusta-Sophia née Krey. (9) : Fritz von Zangen, âgé de trente et un ans, était né à Darmstadt (Hesse) le 4 mars 1883. (10) : Avion de reconnaissance construit par Aviatik Automobil und Flugapparatefabrik entreprise fondée en 1910 à Mulhouse et transférée dès 1914 à Fribourg-en-Brisgau . Mise en service : 1914. Motorisation : moteur Mercedes D.I à six cylindres en ligne à refroidissement liquide animant une hélice tractive. Dimensions : 13,97 m (envergure) x 8,63 m (longueur) x 3,30 m (hauteur). Vitesse maximale : 105 km/h (à altitude zéro). Plafond opérationnel : environ 2 500 m. Masse à pleine charge : 1 250 kg (à vide : 825 kg). Armement : aucun. Équipage : deux passagers (pilote à l’arrière, observateur à l’avant). (11) : « Il avait une vue prodigieuse ! » témoignera Gabriel Voisin, parlant de Joseph Frantz. « [Il avait] un excellent esprit, des réflexes étonnants et, surtout, un caractère très pointilleux pour ce qui touchait au fonctionnement de la machine. » Posture qui, un très court instant, inquiètera Louis Quenault, qui redoutera que le biplan ne percute l’Aviatik, d’où une énergique tape qu’il assènera à son pilote : « Attention ! On va rentrer dedans ! » (13) : Dépouilles dont seules les jambes sont calcinées, le reste des corps ayant échappé aux flammes. (14) : Louis Félix Marie François Franchet d'Espèrey, alors général de division, né à Mostaganem (département d’Oran, Algérie) le 25 mai 1856 et décédé à Saint-Amancet (Tarn) le 8 juillet 1942, nommé commandant de la Ve armée le 3 septembre 1914. Il sera élevé à la dignité de maréchal de France en 1921. (15) : Il fera de plus expédier leurs effets personnels à leurs familles, via la Croix-Rouge. Parmi ces effets figurait une lettre que le lieutenant allemand avait écrit à sa mère et qu’il n’avait eu le temps de poster avant de décoller : « [...] il y a quelques jours, nous avons rencontré un avion ennemi qui nous a tiré dessus [...]. » (16) : « On me propose pour la Légion d’honneur, ça me paraît beaucoup. » écrira Joseph Frantz, au soir du 5 octobre 1914, dans son petit carnet noir ficelé à l’aide d’un élastique. Ces décorations leur seront remises le vendredi 9 octobre 1914 sur le terrain d’aviation de Lhéry par le colonel Ganter, commandant l’aéronautique de la Ve armée. La différence de « traitement » entre les deux aviateurs s’explique par le fait que Joseph Frantz possédait déjà la médaille militaire, décoration qui lui fut remise une quinzaine de jours plus tôt « pour l’ensemble des services rendus par lui depuis le début de la campagne ». Joseph Frantz et Louis Quenault seront cités au Journal officiel de la République française du dimanche 18 octobre 1914 et le texte de la citation de Frantz sera ainsi libellé : « Par décision ministérielle en date du 13 septembre 1914, la médaille militaire a été conférée au sergent Frantz, pilote aviateur, pour l'ensemble des services rendus par lui depuis le début de la campagne. En particulier, le sergent Frantz, au mois d'août dernier, avait réussi, sous le feu de l'infanterie et de l'artillerie de la garnison de Metz, à lancer deux obus sur les hangars d'aérostation de Frescati. Le 5 octobre dernier, ce même sous-officier, accompagné du mécanicien tireur Quenault, a poursuivi un aéroplane et réussi à abattre un avion allemand en reconnaissance dans les lignes françaises. Le général commandant en chef lui confère la croix de chevalier de la Légion d'honneur et décerne au mécanicien Quenault la médaille militaire. » (17) : Pièce de bois rougeâtre portant l’inscription « Heine Berlin ».