(à R.B.)
Eli avait maigri.
Elle osait porter des jupes courtes à nouveau. En effet, elle s'était même déniché un boulot de serveuse où on devait porter un costume, dont une jupe.
Mais elle n'était pas pleinement satisfaite. Quand elle se retournait derrière le comptoir du snack bar et se penchait afin de prendre une pointe de tarte à servir à un client dans le petit frigo ou une petite liqueur en bouteille, elle sentait que les clients mâles ne reluquaient pas nécessairement de jolies cuisses mais se marraient plutôt silencieusement de son postérieur, trop large à son goût. Elle avait surpris des sourires complices entre clients qui ne semblaient pas se connaître avant qu'elle ne leur offre de quoi rigoler.
Mais heureusement il y avait M. à qui elle aimait bien plaire. Il était beau, Grand. Le regard intelligent. Le sourire sympathique. Il avait à la fois ce côté masculin viril et ce côté paternel si sain. Elle souhaitait tricoter des enfants avec lui. Mais voilà, M. ne discutait pas vraiment au comptoir du snack bar. Il n'était que client régulier à toujours commander son café, Noir. Il était la motivation d'Éli à aller travailler chaque matin. C'est en pensant à lui qu'elle se maquillait chaque fois. C'est en pensant à lui qu'elle se voulait belle et désirable. C'était pour son nez aquilin qu'elle se parfumait.
Elle avait parlé de cet homme à des amies et elles étaient unanimes: elle devait briser la glace et lui parler. Elle avait tout pour le faire. La récurrence, il y était tous les jours. La scène, elle aussi y était tous les jours, (en tout cas 5 dans la semaine). La position qui obligeait un échange entre deux inconnus Lui choisit quelque chose sur le menu, Elle le lui sert. La "date" existait avant la relation.
Mais Eli n'arrivait pas à s'imposer. Elle avait toujours été maladroite dans ses rapports avec les hommes et sa dernière relation l'avait tant blessée, alors qu'elle croyait avoir été sans reproches et que son ancien amoureux l'avait plaquée pour une plus jeune et une plus jolie, qu'elle hésitait grandement avant de se relancer dans les affaires du coeur.
On aurait dit qu'elle souhaitait secrètement que le prochain homme de sa vie face les premiers pas. Il était vrai que dans ses relations précédentes, c'était souvent elle qui avait choisi de briser la glace et comme elles avaient toutes foirées au bout du compte, cette fois, elle souhaitait être franchement choisie.
Mais elle n'était pas convaincue que son petit uniforme allait attirer son M. nécessairement.
Alors un mercredi où elle s'était levée fatiguée de penser au prochain homme de sa vie, elle alla comme d'habitude travailler et servir le café à M. installé seul au bout du comptoir. Elle lui parla avec la même sensation que si elle avait pleuré.
Mais elle s'adressa à lui tout de même.
"Tu sais, je te vois ici tous les matins. Tu es seul. Tu es dans ta bulle. Tu es beau. C'est un peu pour toi que je me pointe au travail. Parce que je sais que tu y seras. Quand j'arrives trop tôt, je te cherche. Quand tu es retardé, je m'inquiète. Quand tu réagis peu (donc souvent) je me demande à quoi tu penses. Et si tu me posais la question inverse, tu saurais que je pense souvent à toi. Même quand je ne suis pas ici au travail. J'aimerais savoir si je suis la fille à laquelle tu rêves? J'aimerais savoir si tu penses à moi comme je pense à toi. J'aimerais que l'on se parle beaucoup plus que l'on se regarde. J'aimerais te ramener chez moi si ça ne te fais pas trop peur..."
Éli n'en revenait tout simplement pas du courage que ces quelques lignes lui avait demandé. Elle se croyait dans un film.
Daphné et Amy, des collègues d'Amy étaient plus loin à l,autre extrémité du comptoir du Snack Bar.
Daphné était nouvelle. Se penchant sur Amy qui avait bien une tête de moins qu'elle, elle lui demanda:
"Ça fait trois matins que je vois Éli servir du café à absolument personne au bout du comptoir comme ça. Et maintenant elle semble parler toute seule, est-elle normale?"
"Laisse-là faire, c'est comme une sourde dépression qu'elle fait. Ça va lui passer" a répondu Amy.
Éli maigrissait à vue d'oeil.
Mais pas assez des fesses à son goût.