Il y a des films qu’on a l’impression de regarder avec un livre derrière la tête. C’est le cas du dernier film d’Anne Fontaine, « Gemma Bovery », et le livre... ce n’est rien moins que le chef d’œuvre de Flaubert : « Madame Bovary »...
Dans le fournil où il pétrit son pain et remâche inlassablement ses rêves littéraires et ses frustrations, le héros du film c’est Joubert, le boulanger du village, incarné par Fabrice Luchini, que l’on sent profondément ému de jouer « pour Flaubert » et « pour la Littérature »... Dans ce trou de Normandie, patrie de son maitre où il a repris l’affaire de ses parents, Joubert est en quête de paix et de sérénité. Il a posé dans son « gueuloir à pain » un grand portrait de l’auteur de « Madame Bovary » et, tandis que le pain cuit, que la croute durcit, branché sur France Culture, il écoute Patrick Dandrey et Raphaël Enthoven lui parler de Flaubert.
A ses heures creuses, flanqué de son chien Gus (tave ?), il médite et arpente la campagne cauchoise, pose un regard fatigué sur les arbres silencieux, la pluie trop insistante et les bâtisses en ruines. Le roman de Flaubert l’habite de façon obsédante. Il en est imprégné, il en écoute le chuintement permanent pendant que la vie tourne autour de lui... Un fils « crétin » qui ne pense qu’aux vidéos mais à qui le collège a toutefois demandé de lire Tourguéniev, une femme sarcastique, qui s’agite dans sa boutique et ne comprend rien aux nuages du « bovarysme ».
Mais rien n’échappe cependant à sa vigilance lorsque son mari bascule du côté de ses fantasmes... C’est en effet une situation trop facile, trop évidente qui s’offre au boulanger trop rêveur à son goût. Le couple d’Anglais qui s’installe à côté de chez eux s’appelle Bovery, et elle se nomme Gemma et lui, le comble, c’est Charly ! Elle la voit venir, cette Gemma, avec ses airs indolents et sa tranquille oisiveté. Fataliste et presque indifférente, la « femme du boulanger » assiste alors, en même temps que le spectateur, à la lente métamorphose de son vieux compagnon dont la pâte, trop molle et trop humaine, se lève au sillage de ces grands chapeaux anglais, de ces robes à forget me not... Une sensualité éparse, à fleur de peau, un charme ravageur que la languissante Londonnienne promène dans la campagne, en même temps que sa petite chienne Carrington dont Gus, moins élégant que son maitre, vient renifler l’arrière-train... Dans la touffeur de l’été normand, la passion monte, libère les transpirations, les pulsions. A l’approche de l’automne, la pluie « étale ses immenses trainées » puis soudain tombe en trombe et tous les sentiers boueux deviennent les allées d’une nymphette équipée de petites bottes en caoutchouc qui savoure la campagne comme un calva, un croissant, en grinçant des quenottes.
L’œil du spectateur se pose sur la silhouette. Le temps est suspendu, tandis que la caméra d’Anne Fontaine montre le visage, la gorge, les épaules et les jambes de Gemma. C’est le regard de Flaubert qui se superpose à celui de Joubert, et la captivante vision d’un corps échauffé dont la nature torride fait exploser tous les repères. « Quand Gemma est arrivée, souffle Joubert, j’ai mis un terme à sept ans de tranquillité sexuelle... » C’est le même saisissement qui s’empare de Charles la première fois qu’il voit Emma à la ferme des Bertaux: « Le grand air l’entourait levant pêle-mêle les petits cheveux follets de sa nuque ou secouant sur sa hanche les cordons de son tablier, qui se tortillaient comme des banderoles. Une fois, par un temps de dégel, l’écorce des arbres suintait dans la cour, la neige sur les couvertures des bâtiments se fondait. Elle était sur le seuil ; elle alla chercher son ombrelle, elle l’ouvrit. L’ombrelle, de soie gorge-de-pigeon, que traversait le soleil, éclairait de reflets mobiles la peau blanche de sa figure. Elle souriait là-dessous à la chaleur tiède ; et on entendait les gouttes d’eau, une à une, tomber sur la moire tendue ».
Tout le récit s’inscrit dès lors dans une sorte d’ironie tragique, et Joubert, confondu, assiste à la lente déconfiture de la jeune Anglaise assaillie par les dettes, les tourments amoureux et l’ennui. Avec une pointe de voyeurisme, d’excitation résignée et de sadisme de plus en plus clairement assumé, il participe au scénario qu’il connaît par cœur. La coïncidence est trop grande à ses yeux et c’est lui l’agent du Destin quand il met le roman de Flaubert dans les mains de Gemma. La demoiselle aux bottes en caoutchouc affirme « qu’il ne s’y passe rien » mais que « c’est drôle ». La formule est juste, proférée avec un tel sourire qu’elle éblouit Joubert. « Madame Bovary, un roman sur rien... »
Mais quand « le rien » est bousculé par la passion torride, tout bascule sous les yeux hallucinés de Joubert, qui trouve toujours un moyen d’être là où il faut et quand il faut ! Les moments de plénitude de Gemma sont soulignés par des scènes érotiques particulièrement bien filmées. Dans le château de Hervé, le jeune hobereau qui remplace le Rodolphe du roman... Dans la voiture de Gemma qui métamorphose le fiacre de Léon en Combi aux couleurs flashy... Le capot est encore fumant quand l’engin s’arrête enfin et le désordre du moteur et des cheveux de Gemma en disent long sur la course folle qui vient de s’achèver au pied de la cathédrale où Joubert, pour coller au roman, guettait désespérément l’occasion !
Il faut bien l’avouer, Gemma courtisée et amante ne souffre pas à la façon d’Emma. Elle prend du plaisir avec les hommes et sait ce qu’elle veut. Elle est plus simple, plus spontanée. Mais la pensée de Joubert cherche sans relâche à la rattraper, à l’enserrer dans les filets d’Emma, à la sauver enfin... (Fantasme d’un boulanger super héros qui emporterait, bien loin de la déprimante Yonville l’Abbaye, la romantique et ardente Gemma ?) « Sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile à tous les coins de son coeur. »
L’ombre d’Emma pèse de plus en plus lourd au-dessus de la malheureuse Gemma. Autant que la frustration grandissante de Joubert... Comme Joubert ébloui, le spectateur est aussi le lecteur acharné de la tragédie flaubertienne. Inexorablement, il tire les ficelles et assiste enfin au scénario attendu, la mort de Gemma, différente cependant et plus grotesque. Au moment du dénouement, elle n’est déjà plus qu’un souvenir, « un flambeau allumé sur un village désespérément ignifugé » comme l’a écrit Julien Gracq à propos de la véritable Emma. La vie reprend comme avant et Joubert n’a plus qu’une chose à espérer : voir revenir, six mois après le drame, dans la maison de Gemma, de nouveaux voisins. On est au cœur de l’hiver, la neige blanchit les toits et, aux dires de certains, la nouvelle héroïne s’appellerait Anna Karénine ou plutôt « Kalénine »...
Madame Bovary; cinéma; Fabrice Luchini