Cher Chat,
Je sais, ça frise parfois le ridicule, mais ne me cherchez pas de poux, c’est peigne perdu, j’ai succombé moi
aussi à l’épidémie. J’ai dorénavant chignon sur rue. Je suis chasseur de têtes. Des miennes essentiellement. À la recherche du selfie qui décoiffe, j’aspire à déclencher des mouvements de capillarité générale sur le net. Je me cache d’ailleurs actuellement derrière le plus petit des masques, un nez de clown et à ma plus grande joie, je fais des adeptes !Nous démêlerons donc aujourd’hui, le Chat, ce nœud gordien qu’est l’addiction aux autoportraits postés sur les réseaux sociaux.
Francisé « égoportrait » par les Québécois, le selfie fait donc état d’un narcissisme décomplexé qui semble avoir contaminé le monde entier. Même les macaques se prennent la grosse tête ! Tant est si bien que le selfie se décline aujourd’hui à tue-tête. On perd donc la tête en affichant compulsivement un legsie de ses jambes, un belfie de ses fesses, un welfie de ses muscles, un helfie de ses cheveux voire un drelfie de sa dernière brosse*. Tandis que la pop star passe elle-même au peigne fin tous les détails de son anatomie, le politicien compte dorénavant sur ses partisans pour lui faire une tête au carré. On se paye ainsi la tête des autres à coup de groufies.
Plus besoin de se couper les cheveux en quatre pour être tête d’affiche, il suffit d’avoir le Net. La gloire est à portée de bras et grâce au numérique, la créativité n’a plus de limite. On confie son image aux logiciels de retouche et on n’a plus à se faire de cheveux blancs pour les demandes d’amitié. Tellement facile d’être une de ces chicks* sur internet !
Mais alors, si on se met à cultiver plusieurs identités idéales par tête de pipe, ne serions-nous pas, plutôt que Narcisse amoureux de son reflet, des Pygmalion, amoureux de nos avatars virtuels ? Et enfin, est-on gagnant à gérer ainsi autant de têtes de série ?
L’autoportrait ne date pas d’hier. Avant que la photo n’existe, les artistes se faisaient connaître du grand public en se peignant le portrait. Van Gogh avec chapeau ou sans, avec barbe ou sans, avec oreille ou sans. Peut-on dire alors qu’il y a quelque chose de vangoghien à multiplier ainsi son image ? Je n’en donnerais pas ma tête à couper. Quand Frida Khalo tente de montrer son âme, les photos miroir des lolitas contemporaines exhibent plutôt leur derrière. Certains y verront peut-être une démarche artistique après tout.
Le corps, hélas, est encore le meilleur accélérateur de notoriété. Cette apothéose plastique du moi peut-elle avoir des vertus thérapeutiques ? Après tout, c’est peut-être salutaire de se monter la tête devant le miroir en se trouvant pas si mal ? Il faut bien que l’on s’admire un peu pour croire en soi, mais faut-il pour autant s’adonner au calcul de têtes et s’écarter ainsi de ce que l’on est vraiment ? Si les adolescents multiplient les selfies, s’essayant à toutes les coiffures, toutes les couleurs n’est-ce qu’une dérive de leur nombril ou une occasion connectée de se forger une identité ?
Ceci dit, malgré leur prolifération, les photos de profil ne présentent bien souvent que des stéréotifs. Cela prend un peu de maturité pour oser présenter ses imperfections bille en tête, et le jeune veille avant tout à être de mèche avec la majorité. Il vaut mieux rester dans le rang pour faire tourner les têtes.
Quant à moi, cher Chat, je suis une adepte du selfie comique, car un autoportrait peut aussi tenir lieu de discours provocateur ou engagé. Hélas, 99 % des selfies sont tristement premier degré !
Et si tout cela vous rase, mon Chat, vous pouvez en avoir par-dessus la tête : le dronie est en train de décoiffer le selfie. Il s’agit d’une courte vidéo capturée par un drone volant qui attaque de front le « m’as-tu-vu », ébouriffe son scalp pour s’achever sur un balayage aérien spectaculaire.
À chaque jour, suffit son peigne !
Sophie, femme de têtes.
*Une brosse pour les Québécois est une cuite, une biture pour les Français.
* Une chick est un canon, une bombasse, un méchant pétard quoi !
Notice biographique
Sophie Torris est d’origine française, Québécoise d’adoption depuis dix-sept ans. Elle vit à Chicoutimi, y enseigne le théâtre dans les écoles et l’enseignement des arts à l’université. Elle écrit essentiellement du théâtre scolaire et mène actuellement des recherches doctorales sur l’impact de la voix de l’enfant acteur dans des productions visant à conscientiser l’adulte. Elle partage également une correspondance épistolaire avec l’écrivain Jean-François Caron sur le blogue In absentia. (http://lescorrespondants.wordpress.com)(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)