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Les Mémoires
d’André Brink sont, à un double titre, un ouvrage capital. Pour comprendre le
cheminement esthétique d’un immense écrivain. Pour comprendre aussi l’évolution
d’un homme que rien ne prédestinait à devenir, dans son Afrique du Sud natale,
un opposant à l’apartheid. En revenant sur le passé, Brink montre les nœuds qui
l’ont conduit aux Bifurcations à
l’enseigne desquelles il place ce livre. « Rien
n’est jamais vraiment éliminé. Les choix éliminés continuent d’exister aussi
sûrement que les rares dont on peut dire qu’ils ont été “retenus” – de même que
le non-dit persiste dans ce qui est exprimé. Il est fort possible que ce soit
cette coexistence qui, finalement (pour autant qu’il y ait une fin), définisse
la texture d’une vie. »
Sa jeunesse se déroule en noir et blanc, surtout côté blanc
d’ailleurs, sans interrogations majeures sur l’injustice d’une société qui
privilégie la minorité au pouvoir. Son père, juge, lui donne à la fois
l’exemple d’une haute idée du bien et du mal, et celui d’un incompréhensible détachement
devant certaines scènes choquantes. André veut être écrivain. Dans le
bouillonnement de ses lectures et de ses premières tentatives romanesques, des
échecs qui ne remettent pas sa vocation en cause, un choc salutaire se produit
en Europe. En 1960, il est à Paris quand il apprend le massacre de Sharpeville,
au cours duquel des dizaines de Noirs ont été tués par la police. La même
année, à Londres, il découvre Picasso dont l’art libère en lui « une profusion de possibilités »,
dans le même temps où il prend conscience de la violence du régime : « les assassins étaient mes semblables ; le régime qui avait non seulement rendu cela
possible mais l’avait orchestré activement et avec enthousiasme était ce même
gouvernement auquel, à peine quelques mois plus tôt, j’avais avec empressement
juré allégeance en adhérant au Ruiterwag. » Le Ruiterwag, où il
côtoyait F.W. De Klerk, futur président, était la branche cadette du
Broederbond, l’organisation secrète afrikaner…
La perspective change. André Brink devient, avec d’autres,
un écrivain en colère pour qui les mots sont des armes. La résistance à
l’apartheid s’organise sur divers plans, force subversive que le gouvernement
entend réprimer, mettant notamment la censure en place. « Mais, dans ce silence oppressant, il restait une voix qu’on pouvait
encore entendre, même si elle était diabolisée ou devenue suspecte pour un
grand nombre : la voix de l’art. Dans mon cas, la voix romanesque. »
Elle l’a conduit où l’on sait : Au plus noir de la nuit, Une
saison blanche et sèche, L’insecte
missionnaire… Une œuvre indissociable du dernier demi-siècle en Afrique du
Sud. « Dans ce processus, je suis
devenu, et c’est irrévocable, un animal politique. Désormais, il serait
hypocrite de ma part d’imaginer que la politique puisse rester un territoire distinct,
nettement démarqué à l’intérieur de mon expérience globale de l’existence. Elle
est partout, imprègne tout. On ne peut la séparer du reste. »
Dans Mes bifurcations, André
Brink rend hommage à deux hommes qui l’ont particulièrement marqué :
Desmond Tutu et Nelson Mandela. Mais il s’élève avec force contre ce que
devient le pays auquel les années 90 avaient rendu l’espoir. « En Afrique du Sud, l’immémoriale
tension raciale continue donc de paralyser le débat démocratique »,
écrit-il en dénonçant les dérives de l’ANC où il voit la réplique du passé.
Euphorie, réalisme, désillusion, rancœur, désespoir… « Il nous reste à accomplir le possible », disait-il déjà
il y a quelques années. Tout un programme.