d'après MADEMOISELLE PERLE de Maupassant
Cette année, comme tous les ans,
Je vais tirer les Rois
Chez mes vieux amis Lavoye.
Ils ont deux filles, Pauline, vingt ans
Et Isabelle, dix-sept,
Deux belles filles, fraîches, coquettes,
Très bien élevées,
Trop bien élevées.
Jamais l’idée de les courtiser
Ne m’était venue à l’esprit.
C’est à peine si
J’osais leur parler
Tant je les sentais immaculées.
J’avais même presque peur d’être inconvenant
En les saluant.
Je dine chez les Lavoye le 15 août
Et le jour des Rois.
Ils invitent quelques amis le 15 août
Mais je suis le seul convive le jour des Rois.
Comme tous les ans, Mlle Perle,
Toujours aussi aimable,
Siège en bout de table.
J’étais habitué à voir Mlle Perle
Tous les ans
Comme on voit un vieux divan
Sur lequel on s’étend de tout son long
Sans y prêter attention.
Elle faisait partie de la famille Lavoye,
Voilà tout ; mais comment ? Pourquoi ?
Mlle Perle était une personne retenue
Qui s’efforçait de passer inaperçue
Mais qui n’était pas insignifiante.
On la traitait amicalement,
Mieux qu’une dame de compagnie
Moins bien qu’une parente.
Je saisissais maintenant
Une quantité de nuances variées
Dont, jusqu’ici, je ne m’étais pas soucié.
Alors, pour la première fois de ma vie,
Je dévisageais Mlle Perle et me demandais
Ce qu’elle était.
Je la regardais attentivement.
Quel âge avait-elle ? Quarante ans ?
Elle n’était pas vieille. Elle se vieillissait.
Elle s’habillait, se coiffait,
Se parait comme dans le temps
Et pourtant,
Ridicule, elle ne l’était point
Tant elle portait en elle
Une grâce simple, naturelle,
Voilée, cachée avec soin.
Comment
Ne l’avais-je pas mieux observée avant ?
Coiffée de petits frisons,
Elle avait un large front,
Des yeux bleus, doux, timides, craintifs,
Deux beaux yeux restés naïfs,
Pleins des chagrins et des étonnements
Qui avaient dû passer dedans,
Les attendrissant sans avoir pu les troubler.
Tout son visage était simple et discret.
Et quelle jolie bouche ! Quelles jolies dents !
Je comparais ces traits, comme par amusement,
À ceux de la maîtresse de maison,
J’étais stupéfait de mon observation !
Mlle Perle était plus fine, plus noble, plus fière.
Au dessert,
On apporta la galette des Rois.
Comme chaque année, M. Lavoye sera roi.
Mais non. En mangeant
Une bouchée de ma part de gâteau,
J’ai senti sous ma dent
Une sorte de haricot.
La surprise me fit dire : « Ah ! ».
On me regarda.
Pauline s’écria : « C’est François !
Vive le roi ! Vive le roi ! »
Et reprit :
-« Votre reine, veuillez la choisir. »
Ne sachant que dire,
Je souris
Et tendis à Mlle Perle
La minuscule porcelaine.
Tous s’exclamèrent :
-« Vive la Reine !»
La pauvre fille trembla,
Et balbutia :
-« Mais non…non, pas moi.
Je vous en prie,…pas moi… »
Je vis que la famille Lavoye
L’aimait beaucoup.
On lui servit deux doigts de vin doux
Et tout le monde cria :
« La reine boit ! La reine boit ! »
Elle devint rouge et s’étrangla.
Dès que le diner fut achevé,
Mon ami Lavoye me prit le bras.
C’était l’heure de son cigare,
Heure sacrée.
Il m’emmena
Faire un billard.
Nous commençâmes la partie
Mais la pensée de Mlle Perle
Me rôdait dans l’esprit.
Je demandai :
-« Est-ce une de vos parentes, Mlle Perle ? »
Lavoye cessa de jouer
Et, très étonné, me regarda :
-« Comment, tu ne sais pas ?
Tu ne connais pas l’histoire de Mlle Perle ?
Ton père
Ne te l’a pas racontée ?
De plus, c’est singulier
Que tu me demandes ça un jour des Rois ! »
-« Pourquoi ? »
-« C’était il y a quarante ans,
Quarante et un an très précisément
Aujourd’hui, jour de l’Épiphanie.
Nous habitions alors en Normandie.
J’avais quinze ans, je crois…
Oui, puisque j’en ai cinquante-six.
Ce souvenir me trouble l’esprit.
Pardon. Nous allions fêter les Rois
Et nous étions très gais !
Tout le monde attendait le déjeuner
Quand mon frère Thomas
Dit : ’’-Il y a un chien qui hurle là-bas…’’
Il n’avait pas fini de parler
Qu’on sonnait
À la porte du jardin.
On dépêcha un domestique au portail.
Mais il revint
Et affirma qu’il n’avait rien vu d’anormal.
’’- Un chien aboie au loin, pourtant,
Allons le chercher
Et essayons de le trouver.
Nous avons traversé le petit champ
Qui longe la maison
Et à mesure que nous avancions,
La voix du chien devenait plus claire.
Mon oncle cria bientôt : ‘’Le voilà !’’
Et mon père s’exclama :
’’-Regardez, là, derrière,
Il y a une carriole d’enfant ’’
Il souleva la couverture doucement
Et prit dans ses bras le bébé qui y dormait.
’’-Tu seras des nôtres, pauvre abandonné !
C’est sans doute sa maman
Qui, toute à l’heure, sonnait pitoyablement.
Bon, nous enquêterons’’
Le bébé était une fille d’un mois environ.
Ses parents étaient étrangers au pays
Car, sur eux, nous n’avons rien appris,
Jamais rien.
Et personne ne reconnut le chien.
Nous avons déclaré et baptisé le bébé
Sous le nom de Perle.
C’est ainsi que ma mère
L’avait surnommée.
Voilà comment à l’âge d’un mois,
Mlle Perle entra chez les Lavoye. »