Les technologies relatives à l’électro-encéphalographie se perfectionnent et deviennent accessibles au grand public. Reste à régler toutefois la question des limites technologiques de la lecture de la pensée.
Étape ultime de la disparition des interfaces, le contrôle des outils par la pensée n’est plus le vieux rêve qu’il était encore il y a une petite dizaine d’années, quand il fallait sertir le cerveau d’une multitude d’électrodes pour récupérer les signaux électriques suffisamment puissants pour les analyser. Historiquement, le contrôle des outils par la pensée fait référence à la psychokinèse, mot défini par le scientifique Joseph Banks Rhine pour désigner "tous les effets physiques et biologiques semblant se produire à partir du désir, conscient ou non d'un individu". Plus communément, on parle de télékinésie pour décrire un objet qui translate ou qui lévite d’après les pensées d’un utilisateur. Cette notion s’est aujourd’hui démocratisée grâce aux casques EEG, synonyme d’électroencéphalogramme, c’est-à-dire utilisant les signaux électriques du cerveau pour traduire nos "pensées" – sous la forme de connexions neuronales – en signaux binaires. Ceux-ci inaugurent l’entrée de cette technologie dans l’ère low-cost. Avant eux, l’électroencéphlographie nécessitait des procédures beaucoup plus lourdes seulement disponibles dans les instituts de recherche.
L’avènement des casques EEG
Le casque EEG récupère des signaux électriques émis par le cerveau grâce aux impulsions neuronales qu’un capteur – sous la forme d’électrodes –, placé à l’avant du front, permet d’isoler. Toute activité électrique, dont celle produite par l’activité neuronale, génère des ondes traduisibles en signaux électroniques, lisibles par un langage machine perfectionné. Or les neurones agissent sous forme de réseau, en émettant des signaux électriques entre eux via des connexions (les synapses) : la technologie utilisée par les casques low-cost EEG permet ensuite de retranscrire plus ou moins finement les informations électriques sur un ordinateur. Fabien Lotte, chercheur à l’INRIA, résume ainsi l’évolution des capteurs EEG : "Leur apparition au début des années 2000 marque une rupture car ils utilisent des électrodes sèches”. Autrement dit, cela ne nécessite pas d’apposer un gel sur le crâne, avec le défaut d’augmenter les “bruits”, qui parasite la lecture des ondes. Un autre casque, -Mindwave de Neurosky- se compose pour sa part d’un ensemble d’électrodes pouvant mesurer des ondes depuis l’intérieur du cerveau, à quelques millimètres de la boîte craniène une fois posées sur le front. Mais l’intérêt des casques EEG low-cost tient à la possibilité d’isoler le "bruit" des signaux électriques alentours à moindre coût.
De moins en moins lourds à porter avec une meilleure qualité de retranscription des signaux électriques, les casques EEG trouvent une utilité emblématique auprès des handicapés moteurs. Ces promesses ont néanmoins un enjeu de taille dans "l’éducation de l’esprit", étape obligatoire pour n’importe quel utilisateur avant de pouvoir utiliser ses connexions neuronales à bon escient. Une fois le matériel maîtrisé, les paraplégiques pourraient par exemple contrôler les mouvements de leur fauteuil-roulant par la pensée, sans avoir besoin d’aucun de leur membre.
Des jeunes ingénieurs de l’ESME français ont su mettre à profit l’aspect low-cost du casque produit par NeuroSky pour mettre au point un fauteuil roulant contrôlé par la pensée. Ledit fauteuil répond aux clignements des yeux – muscles faciaux – ainsi qu’à la concentration – toujours l’afflux sanguin – pour réguler la vitesse. Pour la concentration, assure Pierre Pagliughi, l’un des trois ingénieurs ayant mis au point cette technologie, il n’y a pas besoin d’entraîner l’utilisateur avant qu’il puisse s’en servir. De fait, le seul moyen d’arriver à un contrôle plus subtil des ondes cérébrales, explique Pierre Pagliughi, est d’augmenter le nombre d’électrodes posée sur le crâne. Ceci permettrait, par exemple, faire que la commande directionnelle puisse se faire depuis la pensée elle-aussi – et non depuis le clignement des yeux – avec des ordres tels que "aller à droite" ou "aller à gauche".
Des drones aux jambes bioniques, les projets reposant sur des casques EEG portés par des utilisateurs plus ou moins formés, se développent de plus en plus. Les membres artificiels connectés restent les "plus simples" à utiliser en qu’ils demandent, pour être manipulés, des pensées moteurs. En effet celles-ci se laissent isoler et capter plus facilement que les pensées "abstraites" qui requièrent, à l’inverse, et de l’entraînement et des électrodes en plus grande quantité.
La startup MindRDR combine la tendances des wearables avec celle du contrôle par la pensée, en branchant un casque EEG à des Google Glass, pour raccourcir plus encore le chemin entre les décisions d’un utilisateur et la réponse de l’outil. Ils insistent beaucoup sur l’aspect « méditation » et « concentration » des utilisateurs. Une de leur application test, répandue jusqu’aux réseaux sociaux, est celle associant la prise de photos avec un niveau de concentration donné – celui-ci est sans doute déterminé par la masse de l’afflux sanguin que détecte les capteurs apposés sur le front. Plus concentré encore, l’utilisateur enclenche le partage de la photo via le réseau Instagram – opération simple depuis des Google Glass.
La pensée se réduit-elle seulement à des signaux éléctriques ?
Symbole d’un changement de paradigme dans l’interface homme-machine, le casque EEG low-cost pose la question du rapport de l’homme à la technologie. De fait, des artistes s’y sont intéressés depuis quelques années, à l’instar de Grégory Chatonsky. Que les artistes investissent ce champ de la technologie montre bien en quoi l’EEG pose des questions qui dépassent le cadre de l’innovation.
Avec le projet Head Edit (2011), et à l’aide d’un casque EEG, Chatonsky se lance dans un montage par la pensée dans la lignée du réalisateur russe Vertov qui appelait déjà de ses vœux un moyen de monter un film par la pensée. Dans Suspension of Attention (2013), l’artiste propose une interaction entre le spectateur et une lourde porte blindée qu’ils peuvent manipuler à l’aide d’un casque EEG. A travers cette oeuvre, Chatonsky cherche à démontrer que l’impression de pouvoir ressentie lors du contrôle de la porte par la pensée est factice. Selon lui, “ l’alternance entre la concentration et la relaxation exigée par l’expérience démontre que c’est la porte qui nous pilote et non nous qui la contrôlons”. Chatonsky utilise donc le casque EEG pour déconstruire certaines des promesses tenues par la technologie du "contrôle par la pensée" elle-même. En effet, pour Chatonsky, les casques EEG tels qu’il les utilise dans ses projets – c’est à dire portés par des spectateurs – illustrent malgré eux l’aspect limité, binaire, des informations données par les ondes cérébrales.
Head Edit from Gregory Chatonsky on Vimeo.
Un usage répandu et grand public?
Les casques EEG qui, pour Chatonsky, seront amenés à se diffuser de plus en plus parmi le public, vont, comme objets techniques, modifier le rapport des hommes au monde, et plus particulièrement à leurs idées – sachant que celles-ci pourront être lues et, pourquoi pas, modelées. Quand une partie de la commaunté scientifique affiche son optimisme dans ces technologies qui, pour eux, permettront de “lire la pensée”, Chatonsky y voit lui une “nouvelle forme de croyance”. Si les casques EEG ne rempliront pas, à son avis, la promesse d’une lecture limpide de la pensée, phénomène trop complexe et culturel, ceux-ci auront néanmoins un effet sur les rapports qu’entretiendront les individus avec leurs "idées", désormais scannables.
La technique de l’EEG ne doit pas, pour autant, apparaître comme la panacée de l’interaction homme-machine à venir. La communication entre un utilisateur et un casque EEG n’est pas évidente, et demande parfois, lorsqu’on désire obtenir une certaine finesse au niveau du traitement des ondes, une éducation du porteur.
Fabien Lotte résume le point de vue des scientifiques sur la question : “Dans la communauté scientifique, les capteurs grands publics sont mal vu". Il insiste ainsi sur l’aspect commercial du discours qui fait passer ces casques EEG pour ce qu’ils ne sont pas : le casque Mindwave capte aussi bien les signaux électriques des muscles faciaux que ceux du cerveau, mais ne communiquent que sur la qualité de leur "lecture de pensée". Pareillement, on ne sait pas à quel point la technologie Emotiv utilise les ondes émises par les muscles ou celles émises par l’activité neuronale. Malgré les réticences parmi les chercheurs, le casque Emotiv est non seulement utilisé lors de démonstrations publiques mais aussi pour des recherches d’ordre scientifique.
En définitive, Fabien Lotte reste sceptique quant au développement à long terme du contrôle par la pensée. À l’inverse du discours transhumaniste qui fait de la possibilité du contrôle par la pensée une certitude, Chatonsky et Fabien Lotte restent persuadés de son impossibilité technique. Que le discours puisse se rejoindre entre les deux paradigmes opposés que sont la science et l’art est un signe assez fort concernant le futur de la télékinésie comme mode d’accès aux informations pour les hommes à venir. Ainsi, l’interaction homme-machine est loin d’atteindre le stade de la symbiose espérée par les plus transhumanistes des chercheurs et des futurologues.
Par Simon Guigue et Arthur de Villemandy