Il n'y a pas besoin d'être passionné par la gymnastique pour
être captivé par le livre de Lola Lafon sur Nadia Comaneci. Le livre s'ouvre
d'emblée sur ce qui l'a laissée à jamais à la postérité : son dix virgule zéro
zéro aux JO de Montréal en 1976, la première note parfaite de l'histoire des
Jeux – qui détraqua même le compteur Longines et déclencha surtout une
véritable ferveur pour Nadia et pour la gym à travers le monde.
Dans ce roman, Lola Lafon nous fait revivre l'enfance, la
détection de Nadia par l'entraineur Bela Karolyi, ses entrainements, son
abnégation, ses premières victoires, ses premières défaites jusqu'à la fuite
aux Etats-Unis en 1989.
En démarrant le roman, très vite, notre curiosité est piquée
par les descriptions des sauts impossibles et des figures interdites que
dépeint Lola Lafon et qui ont été la marque de fabrique de Nadia. Je vous
invite donc à faire comme moi à la lecture de ce roman, à avoir Youtube à
portée de main pour aller découvrir ces prestations ébouriffantes.
Au-delà de l'aspect purement gymnastique, un des premiers
intérêts du livre repose sur la description détaillée et sans complaisance ou
misérabilisme de l'ascétisme et de l'obstination requis tant de la part de
l'entraineur que de la gymnaste pour la mener au plus haut.
"Bela travaille l'enivrement, l'étourdissement. Autour
des barres et de la poutre, il fait creuser une fosse remplie de gros morceaux
d'une mousse épaisse. […]. Chaque jour il intègre une acrobatie supplémentaire
dans leur course, jusqu'à ce qu'elles perdent totalement l'appréhension de la
chute, leur dos arqué méprisant le sol"
"Ce serait
formidable si on découvrait qu'en travaillant très peu on pouvait gagner,
hélas, ce n'est pas le cas.[…] Bela envisageait tout. Tenez, on était suivis
par un psychologue, il nous faisait faire de puzzles pour voir au bout de
combien de temps on se lassait, il testait notre capacité à rester devant une
chose qui nous résistait".
On suit pas à pas la méthode Karolyi qui a trouvé en Nadia
un véritable porte-drapeau – et qui sera évidemment très décriée à l'Ouest :
ces petites filles très maigres, biberonnées à la codéine, entrainées 7 jours
sur 7, soumises à un régime alimentaire strict. Pourtant une fois Bela passé à l'Ouest, les USA mettront leur
mouchoir sur leurs états d'âme et le choisiront pour entrainer – et porter
jusqu'à la médaille d'or – l'équipe nationale de gym.
C'est aussi cela qui est dépeint en creux à travers le récit
: l'histoire d'une époque de guerre froide et de la rivalité Est-Ouest offrant un cadre historique palpitant à une histoire déjà rocambolesque.
Lorsque les petites gymnastes roumaines vont passer les compétitions
internationales, on suit leur découverte de ce monde occidental de profusion. "Les petites s'arrêtaient, elles saisissaient le bras de Marta, regardez
regardez, quand surgit le jingle de la publicité"
Lola Lafon utilise d'un procédé intéressant pour rendre
compte d'une vision plus mitigée de l'Ouest, en inventant une correspondance
fictive entre Nadia et elle qui prête à Nadia un certain scepticisme sur les
soi-disants vertus de l'Ouest.
"Tous ces
sportifs qui gagnent sont des superbes politiques. Ils promeuvent des systèmes,
communisme à l'époque, capitalisme aujourd'hui."Ou quand Nadia raconte
que sa mère a pleuré la première fois qu'elle est rentrée dans un supermarché
du New Jersey : "Je cherche à
comprendre. Pleurait-elle de joie Stefania, devant l'émotion de ce nouveau
choix, le fait même d'avoir le choix, et Nadia me coupe la parole, presque
brutale. Le dégoût de cet amoncellement absurde, corrige-t-elle, la tristesse
de se sentir envahie de désirs devant tant de riens"
Ce récit en creux des années Ceaucescu fait quand même froid
dans le dos et donne aussi quelques exemples glaçants de la vie sous cette
dictature du Camarade et de sa femme La Plus Grande Scientifique du Monde. On
retiendra ainsi cette politique de natalité folle qui oblige toutes les femmes
de plus de 15 ans à avoir un examen gynécologique mensuel, et toutes les femmes
sans enfant de plus de 25 ans à payer une taxe. Ou encore l'enragement de
Ceaucescu devant la note de la gymnaste russe aux championnats d'Europe – qui lui
dictera de faire enlever Nadia par ses sbires– littéralement enlever, au milieu
des épreuves alors qu'elle pouvait encore gagner l'or (on ne pouvait pas
prendre le risque de perdre face aux Russes …).
Enfin, Lola Lafon met en lumière le terrible rejet dont sont
victimes les gymnastes – et a fortiori Nada qui avait été tellement adulée avec
ses couettes à rubans de petite fille, dès lors que le corps commence à changer
et prendre les formes féminines de la puberté.
"Qu'est-ce que tu
imaginais, qu'elle ne grandirait jamais ? ironise Geza et Bela de lui répondre
avec l'assurance d'un scientifique "Non évidemment, je sais que tout ceci
est parfaitement normal. Mais on a perdu l'habitude de ces … corps de
femme""
La cruauté du public est sans limite et sans honte, comme en
témoignent les articles de l'époque des années 80 : "La petite fille s'est muée en femme et la magie est tombée",
"De grande gamine, elle est devenue femme. Verdict : le charme est
rompu" etc.
Lola Lafon offre là un très beau roman, historique avec
justesse, qui se prend à imaginer juste ce qu'il faut.
La petite communiste qui ne souriait jamais, de Lola Lafon
chez Actes Sud.
Ci-dessous, les liens utiles vers les vidéos des figures de gymnastiques mentionnées :
Le 10 aux barres parallèles de Nadia : http://www.youtube.com/watch?v=4m2YT-PIkEc
Le premier 10 aux JO (poutre) :http://www.youtube.com/watch?v=odTtfnWdfGU
Le Korbut flip (interdit depuis) : http://www.youtube.com/watch?v=NZYPcdj_wn4
Tous les sauts interdits aux barres asymétriques depuis : http://www.youtube.com/watch?v=vMwweG9qUoo