« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. (…) Il y a
quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée. » ("Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne"). Séduit par la culture
encyclopédique de Jean Jaurès et par sa défense des plus démunis, Charles Péguy en est devenu pourtant l’opposant intellectuel le plus redoutable, réfutant toute idéologie à dérive totalitaire et
prônant la dignité des personnes dans leur diversité. Une troisième voie que l’action politique a, plus d’un siècle plus tard, toujours du mal à traduire dans la réalité sociale. Deuxième
partie.
Suite du précédent article sur Charles Péguy, qui s’est particulièrement distingué par l’écriture de ses poèmes alliant foi, mysticisme et enracinement à la terre.
La Passion selon Péguy
Péguy a aussi écrit d’admirables vers sur la mort du Christ, en se mettant à la place de Dieu et en parlant à
la Nuit, reprenant la Passion selon saint Matthieu.
« Mais surtout, Nuit, tu me rappelles cette nuit.
Et je me la rappellerai éternellement.
(…)
Tout était consommé. Ne parlons plus de
cela. Ca fait mal.
Cette incroyable descente de mon fils parmi les hommes.
Chez les hommes.
Pour ce qu’ils en ont
fait.
Ces trente ans qu’il fut charpentier chez les hommes.
Ces trois ans qu’il fut une sorte de prédicateur chez les hommes.
Un prêtre.
Ces trois jours où il fut une
victime chez les hommes.
Parmi les hommes.
Ces trois nuits où il fut un mort chez les hommes.
Parmi les hommes morts.
Ces siècles et ces
siècles où il est hostie chez les hommes.
Tout était consommé, cette incroyable
aventure
Par laquelle, moi, Dieu, j’ai les bras liés pour mon éternité.
Cette aventure par laquelle mon Fils m’a lié les bras.
Pour éternellement liant les bras de ma justice, pour éternellement déliant les bras de ma miséricorde.
Et contre ma justice inventant une justice même.
Une justice d’amour. Une justice d’Espérance. Tout était consommé. Ce qu’il fallait. Comme il avait fallu. Comme mes prophètes l’avaient annoncé. Le voile du temple s’était déchiré en deux, depuis le haut
jusqu’en bas.
(…)
La
potence où mon Fils pendait.
Seules quelques femmes étaient demeurées.
La Mère était là.
Et peut-être aussi quelques
disciples, et encore on n’en est pas bien sûr.
Or tout homme a le droit d’ensevelir son
fils.
Tout homme sur terre, s’il a ce grand malheur
De ne pas être mort avant son fils. Et moi seul, moi Dieu,
Les bras liés par cette aventure,
Moi seul à
cette minute père après tant de pères,
Moi seul je ne pouvais pas ensevelir mon fils.
C’est alors, ô nuit, que tu vins.
Ô ma fille
chère entre toutes et je le vois encore et je verrai cela dans mon éternité
C’est alors ô Nuit que tu vins et
dans un grand linceul tu ensevelis
(…)
Et les hommes de Joseph d’Arimathée qui déjà s’approchaient
Portant le linceul blanc. »
("Nuit sur le Golgotha")
La compatibilité entre Bergson, Descartes et la foi
Grand disciple du philosophe Henri Bergson (1859-1941), qui fut son professeur, Péguy lui consacra une "Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne" en avril 1914, ce qui amena Bergson à
témoigner que Péguy fut celui qui a le mieux compris sa pensée. Péguy appréciait la conception du présent, où rien n’est figé, tout reste possible. Il tenta de convaincre l’Église catholique de
ne pas mettre à l’index Bergson.
« C’est une profonde et capitale idée bergsonienne que le présent, le passé, le futur ne sont pas du
temps seulement, mais l’être même. Qu’ils ne sont pas seulement chronologiques. Que le futur n’est pas seulement du passé pour plus tard. Que le passé n’est pas seulement de l’ancien futur, du
futur de dedans le temps. Mais que la création, à mesure qu’elle passe, qu’elle descend, qu’elle tombe du futur au passé par le ministère, par l’accomplissement du présent ne change pas seulement
de date, qu’elle change d’être. Qu’elle ne change pas seulement de calendrier, qu’elle change de nature. Que le passage par le présent est le revêtement d’un autre être. Que c’est le dévêtement
de la liberté et le revêtement de la mémoire. » (avril 1914)
Péguy travaillait sur une "note conjointe" sur Descartes lorsqu’il fut mobilisé pour la Première Guerre mondiale. Dans cette note, Péguy a exprimé son amertume sur la victoire des forces de l’argent : « Pour la première fois dans l’histoire du monde, les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais
par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. (…) De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle
vient e l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité. » (juillet 1914).
Patriote… et résistant jusqu’à la mort
Pour lui, la déclaration de guerre fut presque un soulagement, en raison de sa situation personnelle qui
n’était pas celle qu’il voulait : une œuvre peu reconnue, une passion amoureuse pour une jeune agrégée qu’il essayait de réfréner pour préserver sa fidélité conjugale ("La Ballade du cœur
qui a tant battu"), et un enthousiasme à défendre la patrie face aux Allemands menaçant depuis près d’une décennie.
Dans "L’Argent" (1913), il rédigea une exaltation à résister coûte que coûte qui fut souvent diffusée dans
les milieux de la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale pour combattre l’esprit de Vichy et Pétain : « En temps de guerre, celui qui ne se rend pas est mon homme, quel
qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel que soit sont parti. Il ne se rend point. C’est tout ce qu’on lui demande. Et celui qui se rend est mon ennemi, quel qu’il soit, d’où qu’il vienne, et quel
que soit son parti. Et je le hais d’autant plus, et le le méprise d’autant plus, que par le jeu des partis politiques, il prétendait s’apparenter à moi. » ("L’Argent, suite", 1913).
Ces deux vers aussi auraient convenu à l’Occupation : « Car il ne se peut pas que les Français soient des lâches, /Mais ils ont oublié qu’ils étaient courageux. ». Ce qui fait qu’il n’était nullement
étonnant que le Général De Gaulle (1890-1969), le patriote catholique littéraire et résistant, fît de Charles
Péguy l’une de ses premières références intellectuelles (De Gaulle avait par ailleurs assisté à plusieurs meetings de Jaurès à Lille).
Chez Péguy, le charnel était indissociable du spirituel : son esprit jusqu’au-boutiste lors de son combat à Villeroy l’a certes
tué, mais a été efficace, l’ennemi a dû se replier. Il n’était pas mort pour rien.
Des mots durs contre Jaurès
Péguy ne mâchait jamais ses mots contre ses adversaires, au point de souhaiter la mort de son ancien mentor,
celui qu'il avait tant admiré, Jean Jaurès dont le pacifisme était considéré comme de la trahison contre la France.
Le 22 juin 1913, il a écrit : « Dès la déclaration de
guerre, la première chose que nous ferons sera de fusiller Jaurès. Nous ne laisserons pas derrière nous un traître pour nous poignarder dans le dos. » ("Petit Journal"). Cette
recommandation fut …hélas inutile.
Un peu avant, la même année, il a écrit la même chose : « Je suis un bon républicain. Je suis un vieux révolutionnaire. En temps de guerre, il n’y a plus qu’une politique, et c’est la politique de la Convention
nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale, c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande
voix. ».
La modernité des idées de Péguy
Charles Péguy n’était pas en phase avec son temps, la période (fin du XIXe siècle et début du
XXe siècle) se voulait prétentieuse sur le plan des connaissances et préparatrice des grandes idéologies qui ont ensanglanté tout le XXe siècle.
Il voulait combattre la "modernité" par quelques valeurs simples, le travail en particulier mais aussi la
justice et la foi : « Comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à la retraite. ».
Il a souvent insisté sur cette modernité-là : « C’est la
théorie même et l’idée du progrès. (…) Le grand triomphe du monde moderne : épargne et capitalisation, avarice, ladrerie, économies, cupidité, dureté de cœur, intérêts ; caisse
d’épargne et recette buraliste. » ("Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne").
L’espérance, sœur préférée de la foi et de la charité
Le credo humaniste de Péguy avait trois déclinaisons : dignité, liberté et diversité ; et ses trois
vertus étaient la Foi, la Charité et l’Espérance.
« Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance
qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle.
(…)
La Foi est une Épouse fidèle.
La Charité est
une Mère.
Une mère ardente, pleine de cœur.
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout.
(…)
C’est cette petite fille pourtant qui
traversera les mondes.
C’est cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.
La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs et on ne prend seulement pas garde à elle.
Sur le chemin du salut, sur le chemin charnel, sur le chemin raboteux du salut, sur la route interminable, sur la route entre ses
deux sœurs la petite espérance
S’avance.
Entre ses deux grandes sœurs.
(…)
Le peuple chrétien ne voit que les deux
grandes sœurs (…).
Et il ne voit quasiment pas celle qui est au milieu.
La petite, celle qui va encore à l’école.
Et
qui marche.
Perdue dans les jupes de ses sœurs.
Et il croit volontiers que ce sont les deux grandes sœurs qui traînent la petite par la main.
Au milieu.
Entre elle
deux.
(…)
Les aveugles
qui ne voient pas au contraire.
Que c’est elle au milieu qui entraîne ses grandes
sœurs.
Et que sans elle elles ne seraient rien. »
("Le Porche du Mystère de la Deuxième Vertu")
Une postérité mitigée
Georges Bernanos (1888-1948) fut l’auteur qui s’est le plus inspiré de Péguy, avec cet enracinement chrétien : « Il y a un honneur
chrétien : il est la fusion de l’honneur humain et de la charité du Christ. » ("Les Grands Cimetières sous la lune", de Bernanos).
Nul doute qu’un siècle après sa mort, Péguy n’est toujours pas en phase avec notre époque. La société de
facilité, de zapping, d’égoïsme individuel mais d’idéologie collective, fait que Péguy, homme seul, le reste encore dans sa postérité bien qu’il soit référence de quelques (rares) personnalités
politiques actuelles (la principale étant François Bayrou).
Le 5 septembre 1994, le gouvernement français avait organisé une grande cérémonie pour le quatre-vingtième
anniversaire de sa disparition, en présence de François Léotard (Ministre de la Défense) et de François Bayrou (Ministre de l’Éducation nationale).
Le 11 novembre 2011, le Président Nicolas Sarkozy avait tenu
lui aussi à rendre hommage à Péguy en se rendant sur le champ de bataille où il est mort (en présence aussi de Jean-François Copé, député-maire de Meaux).
Probablement que dans la société américaine, il aurait trouvé un écho plus favorable, en ce sens que les
Américains ont un véritable culte de l’initiative personnelle et de la diversité qui enrichit plus qu’elle n’handicape.
Détermination et anticipation
Je reste fasciné par la capacité de Péguy à être resté dans sa voie malgré un environnement personnel et
amical qui aurait pu l’entraîner vers les dérives qu’il dénonçait. Dans les années 1890, on retrouve en effet le même engouement presque aveugle des jeunes intellectuels pour le socialisme
politique naissant que les générations de normaliens suivantes pour le communisme après la Libération. Péguy a anticipé les erreurs historiques, a imaginé qu’un tel utopisme pouvait aboutir au
goulag …le plus sincèrement du monde.
C’est donc une marque de pertinence historique qui ne semble pas avoir été mis à son crédit parce qu’il ne
semble rester de sa postérité plus le style, la forme, l’expression poétique, la prière exaltée que le fond, les idées qu’il entendait faire passer, parfois avec fougue et intransigeance, et qui
sont pourtant, en 2014, encore d’une exceptionnelle actualité.
Comme ces quelques mots sur la barbarie qui pourrait s’appliquer, aujourd’hui, à la répression terrible qui
sévit dans le nord de l’Irak :
« Le sort de l’homme et de l’humanité est sans doute essentiellement précaire. Mais le sort de
l’humanité n’a jamais été aussi précaire, aussi misérable, aussi menacé, que depuis le commencement de la corruption des temps modernes. (…) Aujourd’hui de partout, guerres et massacres, et
imbécillité, même laïque, la barbarie remonte. De partout monte l’inondation de la barbarie. Et les quatre cultures qui dans l’histoire du monde qui est enfin devenu le monde moderne aient seules
réussi jamais la barbarie, la culture hébraïque, la culture hellénique, la culture chrétienne, la culture française, sont aujourd’hui également pourchassées. » ("Par ce demi-clair
matin")
Aussi sur le
blog.
Sylvain
Rakotoarison (5 septembre 2014)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Excellent site sur Charles
Péguy.
Témoignage de Marcel Péguy, fils aîné de Charles (émission du 2 décembre
1973).
Jean
Jaurès.
L’attentat à
Sarajevo.
La Première
Guerre mondiale.
Pétain.
La conséquence
du socialisme unitaire.
La Passion.
Jeanne
d’Arc.
Étienne Borne.
Paul
Ricœur.
Simone Weil.
André
Gide.
Albert Camus.
Aimé
Césaire.
Edgar Morin.
De
Gaulle.
Edmond Michelet.
Jean
Charbonnel.
François
Bayrou.