[GUEST 13 : Anne]
C'est un jour qu'il attendait. Dans cette salle de sous-sol mal éclairée, à la peinture des murs passées, Boris se lève, s'installe au pupitre. Et il prend la parole.
"Bonjour, moi c'est Boris.
- Bonjour Boris, répond le public d'une voix morne.
- Si je suis ici aujourd'hui c'est pour vous dire que ça y est. J'ai vaincu mon addiction."
La salle applaudit, machinalement. Boris sourit malgré tout, et continue :
"Ça faisait 8 ans... Maintenant j'espère pouvoir mener une vie saine et rangée. Je ne m'étais pas rendu compte que je me détruisais petit à petit. C'est vrai au début c'est génial ! Les cinq premières années ont été fantastiques ! J'ai rencontré plein de monde grâce à ça, découvert de nouveaux lieux, je me suis amusé ! J'ai même fait ami avec des écureuils, vous vous rendez compte ? La sixième année a été plus rude. Mais je m'en suis sorti. Et j'ai cru que c'était fini, que je ne replongerai pas. Et puis finalement si. Un mois plus tard. Et là... Là, je n'ai vraiment pas vu le temps passer. Il a défilé sous mes yeux, très vite, comme si je n'avais aucun contrôle. J'ai cru arrêter à un moment, mais non. C'était plus fort que moi. Alors voilà, 8 ans. Mais aujourd'hui je dis stop. J'arrête. Je sais que mes amis seront là pour m'aider si je risque de replonger. J'ai du soutien et de la volonté. Promis, je ne ferai plus d'études."
Les applaudissements se font entendre, certains relèvent la tête à ce moment là, semblant sortir un peu de leur torpeur : le discours est fini. Il faut applaudir.
Boris attendait de pouvoir faire ce discours depuis un moment déjà, mais il ne pouvait pas. Il était encore en plein dedans. Et maintenant que c'est fini, qu'il en est sûr, il se sent comme ce jeune homme qu'il a vu le long des quais. Sur un vélo, écouteurs aux oreilles, le jeune homme chantait à tue-tête, sourire aux lèvres. Il a eu envie d'être lui, l'espace d'un instant. Car malgré sa fierté, Boris se sent un peu désemparé. Abandonné comme ces rondelles de citron éparpillées près d'un arrêt de tramway qu'il a vu en rentrant saoul, l'autre soir. Ça fout quoi près d'un arrêt de tramway des rondelles de citron ? Normalement ça va dans une bière, un coca à la limite... Ça n'a aucun sens, mais c'était joli, quelque part, des rondelles de citron sur le béton. Joli, mais triste. Triste comme le jour où il a su qu'il n'aurait jamais un diplodocus comme animal de compagnie ou qu'Hello Kitty n'est en fait pas un chat. S'il sait qu'il a vaincu, il n'est pas encore sûr à quoi tout ceci va bien pouvoir l'amener.
Oh bien sûr, ça pourrait être facile en soit. Après tout, l'autre jour, il a entendu qu'une Indienne avait du se battre contre un léopard avec une machette alors qu'elle travaillait dans les champs. Au moins, il sait qu'il ne va pas travailler dans les champs et même si c'était le cas, il risquerait d'y croiser un ragondin tout au plus. Il y aussi l'histoire du mec en Arizona qui s'est fait tirer dessus par une petit fille à qui il apprenait à se servir d'un Uzi. Mais Boris n'habite pas dans un pays où il risque de croiser très souvent un Uzi, donc tout va bien de se côté là pour lui aussi. Boris se sent un peu con, le cul entre deux chaises.
Parce que ce qui fait vivre Boris c'est le frisson que lui procure une nouvelle musique qu'il aime bien ou l'énervement qu'il ressent quand une injustice lui saute aux yeux. Boris aimerait bien être Batman mais il n'est pas super riche, alors ça compromet quelque peu ses ambitions. Il a un t-shirt de Batman c'est déjà ça. Et il est intéressé par tout un tas de choses. Mais en choisir une signifie pour lui négliger une autre. Faire des choix est une activité qui tue une petite partie de lui-même. Du coup, même s'il a guéri son addiction, il est pas vraiment sûr que tout aille pour le mieux. Surtout que Boris est persuadé que les quelques choses qu'il pourrait faire, il y a forcément quelqu'un qui pourrait le faire mieux que lui. Boris est un petit égoïste un peu feignant, quelque part, et il en a conscience.
Alors, sorti de cette salle de sous-sol mal éclairée, il repense aux écureuils, aux rondelles de citron, au léopard et à Batman. Boris se dit qu'il va aller faire une sieste. Et qu'il va remettre à demain la question de son lendemain. Parce que c'est encore ce qu'il fait le mieux.
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Anne a 26 ans, vient de finir ses études pour la deuxième fois et ne sais toujours pas ce qu'elle compte faire de ses 10 doigts. Avant elle se faisait appeler Boris sur la blogosphère – sûrement parce que ça commence par un B, comme Batman – où elle déclarait régulièrement son amour pour Tokyo Police Club ou tout groupe d'indie rock doux à ses oreilles. Depuis, elle est passée par le Canada et Bruxelles où elle a perfectionné sa recette de cookies et son ingurgitation de bière avant de rentrer en France pour le soleil et Manuel Valls (non).