Il fut un temps où la guerre participait à la gloire des princes, où le sujet (il n’était pas encore question de « citoyen ») s’effaçait en sacrifice - dans tous les sens du terme - devant le concept impérieux de la conquête. L’art servait le plus souvent cette idéologie, se faisait, volontairement ou non, consciemment ou pas, instrument de propagande. Or, c’est à l’époque où la guerre devint « totale », comme les historiens qualifient aujourd’hui les guerres napoléoniennes, que se produisit un bouleversement en apparence inattendu dans l’inspiration des artistes. Abandonnant le récit mythifié, ils choisirent de représenter la souffrance des hommes (combattants et civils), l’horreur des champs de bataille, des paysages détruits. En lieu et place du souverain ou du chef de guerre personnifiant l’Etat, l’individu, en tant qu’acteur et que victime, fut placé au cœur de la représentation. Cette approche se dessine avec l’émergence de l’individualisme, déjà esquissé à partir de la Renaissance, mais surtout développé au Siècle des Lumières.
C’est ce que montre la très belle exposition Les Désastres de la guerre - 1800-2014 qui se tient au Louvre Lens jusqu’au 6 octobre prochain. Le titre, bien entendu, fait penser à la célèbre suite de gravures de Goya, naturellement présentes, mais ce ne sont pas moins de 500 œuvres réparties en douze sections chronologiques judicieusement scénarisées qui viennent appuyer le propos : peintures, sculptures, estampes, illustrations de presse, photographies, vidéos, documents, installations.
Cette réunion est exceptionnelle à plus d’un titre. D’abord parce qu’elle rassemble beaucoup d’œuvres peu connues ou peu vues, d’artistes parfois oubliés. Qui, aujourd’hui, se souvient encore de Ferdinand Boissard (Episode de la retraite de Moscou, huile sur toile, 1835) sinon comme l’hôte du « Club des Haschischins » qui réunissait, dans son appartement du quai d’Anjou, Baudelaire, Gautier, Delacroix, Balzac, Meissonier, Monnier et quelques autres. Qui connaît aujourd’hui Emile Betsellère, dont la toile, L’Oublié (1872), concentre peut-être plus intensément qu’un charnier, l’horreur et la désolation des champs de bataille dans la mesure où elle laisse au spectateur une grande liberté d’interprétation ?
Elle est aussi exceptionnelle par la diversité apportée dans le choix des supports, des approches, des techniques, des styles, des périodes historiques abordées, mais également par les passerelles qu’elle construit, comme ces interprétations, par Hans Hartung (1921-1922), puis Yan Pei-Ming (2008) du célèbre Tres de Mayo de Goya ou la reprise à l’huile, par le même peintre chinois, de la photo d’Eddie Adams qui fit le tour du monde, représentant un prisonnier viêt-cong exécuté en pleine rue par un policier sud-vietnamien.
« La guerre » se comprend ici comme un terme générique, car il s’agit bien des guerres qui ravagèrent diverses parties du monde pendant deux siècles, chacune ayant sa singularité, dont il est question. On trouvera ainsi d’étonnantes photographies de la guerre de Sécession, de celles du Vietnam, du Biafra, sans oublier les conflits du Proche-Orient dont, pourtant, la guerre civile du Liban est pratiquement exclue. On aurait aimé voir une grande toile emblématique d’un artiste contemporain, Ayman Baalbaki par exemple.
Les œuvres de qualité, parfois vraiment saisissantes, ne manquent toutefois pas. Ainsi l’étonnante Explosion (1917) expressionniste de George Grosz, une série de gravures d’Otto Dix, l’impressionnante Guerre (1925) de Marcel Gromaire dont les soldats semblent minéralisés ou une étude de tête de cheval (1937) que réalisa Picasso pour Guernica voisinent-elles avec des photos de la Shoah, puis d’Hiroshima, avec Terrible feu d’artifice (2004) de Robert Combas ou cette fulgurante toile de Rudolf Schlichter, Blinde Marcht (1937) ou encore l’installation de Jean-Jacques Lebel Cénotaphe pour les Poilus bricoleurs anonymes de tout bord, qui clos l’exposition.
Un somptueux catalogue cartonné (Somogy Editions d’Art, 400 pages, 39 €) l’accompagne, riche de nombreux essais et d’une iconographie de très grande qualité. Les textes permettent de préciser le propos, de restituer les contextes, une bibliographie en fin de volume suggère des références utiles. On ne fera qu’un reproche à cet ouvrage de référence : l’absence d’un index des artistes et des œuvres exposées - un oubli, il est vrai, de plus en plus fréquent de nos jours.
Illustration : Emile BETSELLÈRE, L’Oublié !, 1872, huile sur toile, Musée Bonnat-Helleu, musée des Beaux-Arts de Bayonne, © RMN-Grand Palais (Bayonne, Musée Bonnat-Helleu) / René-Gabriel Ojéda