Il est assis à l’arrière de la voiture. La femme lui dit « Je suis ta mère et ce travail est la meilleure chose qui puisse t’arriver ». Il en déduit que l’homme au volant est son père. Tous deux le laissent devant les marches du « Domaine », une vaste maison bourgeoise avec une allée de gravier et, juste derrière, une immense forêt. Le domaine est un restaurant gastronomique. Le plus prestigieux de la région. Ses parents lui disent qu’il a été accepté comme serveur, que c’est un privilège, « presque un miracle ».
En réalité, tel le Petit Poucet, le jeune homme a été abandonné dans un milieu hostile. Dès le premier contact avec Virg, sa responsable, il se doute qu’il vient de mettre les pieds dans un nid de vipères. Ses effets personnels disparaissent mystérieusement et lorsqu’il demande à signer son contrat, on lui réplique qu’il l’a fait depuis longtemps. Commencent alors les humiliations, les engueulades et le harcèlement permanent. Du simple bizutage, on passe rapidement au degré supérieur. Le chef cuistot abuse de lui sexuellement et, pour mieux le faire obéir, on l’affuble d’un collier et d’une muselière. Avec cet attribut, il devient une attraction pour les clients, un phénomène que l’on vient voir de loin…
Un premier roman inclassable. Inclassable parce qu’au réalisme le plus cru, Denis Michelis a préféré une forme plus énigmatique, proche du conte fantastique. Le Domaine semble être un lieu hors du temps et les personnages qui l’occupent sont désincarnés, froids et pervers. Le flou temporel demeure tout au long du récit et on ne sait pas combien de jours, de semaines, de mois ou même d’années va durer la torture subie. L’escalade progressive des brimades est terrifiante, cruelle. On assiste à la construction implacable d’une victime, d’un souffre-douleur. On s’étonne du peu de réaction du pauvre garçon mais l’enchaînement des événements prouve simplement que l’« on s’habitue à tout ».
Entre Kafka et « Le prisonnier », un texte glaçant.
« Ici au moins, il est au chaud.
Ici au moins, il est payé, nourri, blanchi.
Ici au moins, il a du travail.
L'enfermement le fait souffrir certes, mais pense un peu à tous ceux qui souffrent vraiment.
Ceux qui n'ont plus rien.
Alors que toi, tu as une situation et un toit où dormir, ça n'est pas rien tu sais.
Et tu oses te plaindre. »
La chance que tu as de Denis Michelis. Stock, 2014. 153 pages. 17,00 euros.
L’avis de Blablablamia