La magie des mots, par Francesca Tremblay…

Publié le 06 septembre 2014 par Chatquilouche @chatquilouche

Je ne voulais plus de cette vie. Je voulais la jeter aux poubelles et m’en refaire une autre avec du papier tout neuf. Mais les vies se froissent, se brisent et se tuent. Si elles se jettent ? Je ne le crois plus. J’ai essayé et j’en ai payé le prix…

Un soir, je sortis du bar complètement soûl, n’ayant que les murs des immeubles pour me tenir debout. Je déambulais dans les entrailles de cette ville pourrie pour me perdre pour de bon. Mais au détour d’une ruelle, je sentis un poids sur mon épaule. Désorienté, perdu, je détournai le regard. Tandis que j’essuyais du revers de ma manche le vomi qui parfumait mes lèvres, une main gantée de cuir noir saisit mon bras pour empêcher mon corps de s’effondrer. Cette nuit-là, je fis la connaissance des clowns tristes. Étaient parvenus à eux les cris de détresse que j’avais lancés en silence, du fond de ma cage thoracique. Ils firent de mon passé un vulgaire brouillon, une pâle esquisse aux veines remplies de plomb.

Je les ai suivis, abaissant devant mes yeux innocents les voiles d’une nuit qui perdurerait. J’étais fasciné, amusé. Leurs couches de maquillage graisseux faisaient naître des natures qu’ils pouvaient jeter une fois revenus à la réalité. Le bourdonnement de la musique syncopée, sur laquelle leurs corps se déhanchaient, enterrait leurs pensées et leur permettait de crier. Le soir venu, ils se nourrissaient des rires gras qu’ils déclenchaient sur la scène, mais qui de l’intérieur les grugeaient. Ils trainaient dans ces dépotoirs où les néons bronzaient leur peau de chagrin et brûlaient leur foie d’un trop plein d’eau de vie au goût tonique des suicides assistés.

À la nuit tombée, le cirque commençait. Je compris alors que leur vie était un fil de fer barbelé, sur lequel leurs bottes à talon haut se déposaient l’une devant l’autre, tenant un martini à la main, afin de garder l’équilibre.

Tous les buissons des parcs recrachaient les petits « commerciaux », comme des usines à chiots. Ces pièces de viande vendues pas chères la livre étaient si faciles à repérer pour l’homme hétéro, mais jamais-de-la-vie-homo – le mari blasé de sa femme aux seins pendants, pas bandants, ou pour celui qui souhaitait étouffer le cri strident de ses envies dans la chaire d’un autre comme lui, sans que la rumeur tue sa famille, son travail et… sa vie. Le consommateur se consolait en se disant que ce clown était destiné à demeurer plus fou que lui. Quand on se compare, on se console, et c’est ce qui les désolait le plus. Et c’est ce qui permettait aux clients de revenir à la maison. Mais les clowns tristes n’avaient pas de maison.

Leur douleur se partageait autour d’une table et dans les rires absurdes, chargés d’amertume qui fusaient. Jamais déguisement n’aura été assez trompeur pour dissimuler leur frayeur, toute leur frayeur. Ils montraient les dents dans des sourires jaunis qui donnaient l’envie bête de se mettre à chialer. Même si des éclats de rire défonçaient leurs gorges irritées, il n’en demeurait pas moins que leur bonheur avait manqué le train. Ils avaient mal. Et sous l’eau des larmes, les maquillages ne tenaient jamais bien longtemps. Ils se guérissaient à même les bêtises vomies sur le plus malheureux du clan, car c’était en marchant sur sa tête qu’ils gardaient la leur hors de l’eau. Bitch, pétasse, connasse…

Leurs amours étaient une mer morte où les cadavres se prenaient pour des mages. Ils croquaient dans la chair fraîche des nouveaux noyés du coin, comme si l’amour avait meilleur goût à force de le consommer.

Leur cœur était ouvert à tous, sur les heures de lunch. Vaste et accueillant désert pour les solitudes affligées. Ils avaient l’espoir de trouver « l’âme sœur » dans les boîtes de vapeurs irritantes, violant du regard ce qui se trouvait sous la serviette. Les saunas de la Sainte-Catherine avaient souvenir de leurs habitudes. Leur peau était ouverte à se faire regarder, caresser, embrasser. Leurs envies suintaient une eau qui se sublimait en élans érotiques qui relâchaient la tension libidineuse qui frissonnait sur leur peau de velours.

Ce soir-là, j’avais plus que tout envie de fuir. Envie de crier que je savais… que j’avais vu. Et au plus profond de mon âme, je savais que si je restais là encore un instant, leur tourment s’agripperait à moi comme une mort contagieuse se nourrissant de mon souffle. Ils cherchaient l’amour, mais ne l’avaient pas ne serait-ce qu’effleuré. Ils avaient perdu de vue l’enfant qu’ils avaient été et ils étaient devenus les clowns tristes, désormais. Le fracas de leur cœur, qui se brisait, effrayait mes rêves enfouis.

Le soir où je les ai rencontrés, peu à peu, j’oubliais mon chemin, comme si la lumière dans la ruelle s’éteignait. Je pensais qu’enlever leur image de ma vie me permettrait d’effacer leur visage, mais ce soir, j’avais le cœur à désert ouvert et mon rire sonnait faux. J’attendais un train derrière ce bosquet et je maquillais mes larmes aux couleurs du désir.

Demain, un clown triste s’assoira à cette table et racontera la sordide histoire du garçon qui craignait de jouer. Ce soir, il entendra le fracas de son propre cœur qui se brisera à l’approche du prochain consommateur et il deviendra sourd à force de souffrir. Mais tout ça, le clown triste le sait, car son cri résonne dans l’écho de la nuit, tandis qu’il agrippe l’épaule du jeune homme à genoux devant lui.

 Francesca Tremblay

NOTICE BIOGRAPHIQUE

En 2012, Francesca Tremblay quittait son poste à la Police militaire pour se consacrer à temps plein à la création– poésie, littérature populaire et illustration de ses ouvrages.  Dans la même année, elle fonde Publications Saguenay et devient la présidente de ce service d’aide à l’autoédition, qui a comme mission de conseiller les gens qui désirent autopublier leur livre.  À ce titre, elle remporte le premier prix du concours québécois en Entrepreneuriat du Saguenay–Lac-Saint-Jean, volet Création d’entreprises.  Elle participe à des lectures publiques et anime des rencontres littéraires.

Cette jeune femme a à son actif un recueil de poésie intitulé Dans un cadeau (2011), ainsi que deux romans jeunesse : Le médaillon ensorcelé et La quête d’Éléanore qui constituent les tomes 1 et 2 d’une trilogie : Le secret du livre enchanté.  Au printemps 2013, paraîtra le troisième tome, La statue de pierre.  Plusieurs autres projets d’écriture sont en chantier, dont un recueil de poèmes et de nouvelles.